SANS TREVE

Salade composée ou lutte des classes ? Principes de la composition

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La composition est devenue une recette à la mode - sans saveur et nous laissant souvent un goût amer en bouche. Le mot circule, vidé de sens et bon à justifier tous les opportunismes. Nous affirmons ici la nécessité de revenir au concept de composition de classe, développé dans l’autonomie italienne, pour réellement en faire quelque chose et donner du sens à ce qu’être “pour la composition” signifie. La composition devient alors ce processus complexe et conflictuel, dans lequel des subjectivités s’assemblent pour, parfois, former un sujet politique antagoniste à même de renverser la table. S’engager pour la composition, c’est s’engager dans la constitution de cet antagonisme.

La composition est-elle la nouvelle recette à la mode ? Une forme d’opportunisme saupoudré d’un méchant désir de pouvoir ? Une énième ritournelle pour nous faire accepter les compromissions ? Ce qui est sûr, c’est que la composition a le dos large et les oreilles qui sifflent1. Depuis quelques années, le terme a le vent en poupe mais on peine encore à comprendre s’il n’est qu’une vaine reformulation trendy du terme d’alliance ou bien un véritable concept politique. Il nous semble que les deux peuvent être tout à fait vrais. Pourtant, à force de l’utiliser pour parler de tout et n’importe quoi, on s’y perd. Ce texte naît donc d’un besoin de clarification et de définition de ce que nous entendons par ce terme de composition. Cependant, l’idée n’est pas de réaliser ici une généalogie du concept, c’est-à-dire d’en faire un historique précis, mais bien d’arriver à ramener les pieds sur terre à la notion. Nous tenterons pour ça de repartir du concept, développé par les opéraïstes et ses héritiers, de “composition de classe2.

Qu’entendons-nous par-là ? Il existe au sein de la composition de classe une composition technique et une composition politique. Par composition technique nous entendons l’état du travail salarié dans l’époque et dans la production, c’est à dire la place des prolétaires dans le processus de production, l’organisation du travail, la concentration de la force de travail, etc. Cette composition technique est le terreau matériel et objectif des luttes : le temps disponible, les espaces de lutte, la surveillance et la répression possible. La composition technique représente le prolétariat tel que le capital souhaite qu’il soit : du travail mort, un rouage dans la machine, etc. Or, c’est ici qu’intervient la composition politique de la classe, qui lui est consubstantielle. C’est la sphère de la subjectivité, la capacité qu’ont les prolétaires à s’organiser politiquement en fonction de la composition technique, et de ce qu’elle impose, pour la transformer. C’est ici qu’ “à la composition pur état de fait, se superpose donc la composition en train de se faire”.

Prenons l’exemple du début du XXème siècle. Pour la force de travail massivement concentrée dans l’industrie fordiste, le processus de composition politique s’opère lorsque la force de travail se constitue en sujet politique - ici la “classe ouvrière” - pour lutter contre sa condition d’exploitation et la transformer. En parallèle, il existe de manière active un processus de décomposition économique ou purement répressif : grande crise économique, restructuration du procès de travail, répression étatique et patronale, fascisme, etc. Comme l’explique Moulier-Boutang, “Le but de la décomposition de classe est implicitement ou explicitement – les êtres humains ne sont pas tellement des acteurs inconscients de leur propre histoire! – de ramener la composition de la force de travail à l’état purement technique de simple capital variable.”

C’est lorsque ce processus de décomposition échoue fasse à “un mouvement de recomposition” que les choses commencent à devenir intéressantes, ouvrant la perspective d’une intensification du rapport de force marqué"par une augmentation quantitative ou qualitative des luttes, par des transformations institutionnelles qui modifient l’assiette de la plus-value relative, en socialisant l’extraction de celle-ci à un niveau correspondant au degré de socialisation atteint par la classe ouvrière". C’est à partir de là - d’un mouvement de recomposition très puissant - que l’horizon révolutionnaire peut advenir dans cette vision de la composition.3

L’idée n’est pas de réinventer la poudre en proposant une nouvelle “Stratégie de la composition” pour le mouvement social, mais bien de comprendre ce qu’implique politiquement une lecture “de classe” de la composition. A partir d’une rapide présentation de la décomposition du prolétariat contemporain nous essaierons de tirer les leçons et grands principes politiques découlant de notre analyse de la composition. Nous finirons par nous demander ce que signifie dans ce contexte “être pour la composition”.

Ce texte est le premier d’une série de trois cherchant à poser ou à défaire nos conceptions de la composition. Le deuxième texte s’attaquera à la question de l’organisation et ce que l’on a appelé le « groupe de composition ». Nous reviendrons pour cela sur l’expérience située des groupes autonomes ouverts et publics. De ces expériences, nous tenterons de critiquer la vision de la composition portée jusqu’alors dans ces groupes et tenterons de proposer un horizon stratégique à ces organisations. Le troisième texte portera sur « les espaces de composition » comme espaces nécessaires de lutte et de pouvoir.

La lutte de classe de notre époque

Avant tout, il nous paraît indispensable de situer brièvement la lutte de classe de notre temps, en essayant de comprendre d’où nous parlons. Notre point de vue émane d’un des centres impérialistes contemporains – la France – où la réalité de la vie, et donc de l’exploitation, est bien différente d’autres parties du monde – que l’on parle d’autres centres impérialistes comme les États-Unis ou des pays de ce que l’on peut nommer le Sud global. Nous écrivons et luttons depuis l’un des centre de concentration du capital, là où le niveau de vie élevé dépend de l’exploitation des populations du reste du monde – la périphérie.

Sans rentrer dans des considérations purement économiques, quelques constats peuvent être tirés de la réalité du capitalisme national : hyper-spécialisation de certains secteurs de l’industrie, destruction et délocalisation d’une grande partie de l’appareil de production sur le territoire, un secteur des services majoritaire, chômage croissant, décomposition de l’État « social », etc. En bref, rien de bien similaire avec les conditions de lutte du siècle dernier. Pourtant, l’exploitation n’a pas disparu et le seul sujet à même d’y mettre fin – le prolétariat – non plus.

L’impossibilité d’un sujet révolutionnaire homogène

Les organisations révolutionnaires du XXème siècle ont majoritairement mis en avant la figure de l’ouvrier d’industrie – voire de la grande industrie – comme pointe avancée du prolétariat et donc de la révolution4. Une figure – et ses représentations dans l’imaginaire collectif, plutôt blanches et masculines – déjà largement réifiée au siècle dernier, finissant par être assimilée à la classe toute entière. Or, l’ouvrier d’industrie, déjà à l’époque, n’est qu’une fraction du prolétariat.

Pourtant, d’une certaine manière la « classe ouvrière » a pu représenter un temps une pointe avancée du prolétariat pour de nombreuses raisons qui ne relèvent pas d’un fantasme ouvriériste. Elle incarnait d’abord le « sujet » aux avant-postes de la forme de production et de l’exploitation moderne : l’usine. Qui de mieux que les ouvriers pour mettre en branle le système productif dont ils étaient et sont encore un rouage ? Une perspective cohérente également si l’on prend en compte ce que l’usine et son fonctionnement quasi-totalisant ont pu créer en termes de subjectivité politique collective.

En d’autres termes, la « composition technique » de la classe façonne les conditions de la lutte (temps disponible, espaces de rencontre, de lutte, formes de coopération, surveillance, etc.). La place dans le processus de production, l’organisation du travail, la concentration de la force de travail, tendent donc à favoriser une certaine « composition politique », c’est-à-dire une certaine capacité à s’organiser et à se penser comme force antagoniste. Néanmoins, la composition technique n’implique pas mécaniquement une certaine composition politique. La relation entre la composition technique et politique est avant tout dialectique, l’une et l’autre s’influencent mutuellement. Le rôle des éléments de la classe organisés n’est donc pas négligeable.

La centralité de la « classe ouvrière » n’était donc pas purement idéologique : elle s’appuyait sur une position objective dans le capitalisme industriel, même si elle a ensuite été surinvestie politiquement et symboliquement. Sa centralité au sein du prolétariat relevait aussi d’une volonté politique, d’un positionnement stratégique vis-à-vis des conditions d’exploitation et de luttes de l’époque5. L’erreur aura sûrement été d’en faire la figure révolutionnaire absolue. Nous devons aujourd’hui critiquer la construction de cette figure6 et ne pas reproduire l’écueil stratégique d’un sujet hégémonique – par essence – au sein de la classe.

Une classe décomposée

Comme nous l’avons dit plus haut la composition de classe actuelle ne ressemble en rien à celle qu’elle a pu être lors du siècle dernier. Pour désigner la relation actuelle qu’entretiennent les prolétaires de notre époque, les camarades de la revue Endnotes parlent d’unité-dans-la-séparation. Brièvement, ils cherchent par ce concept à mettre en avant que le prolétariat contemporain est relié par ce qu’il est en réalité intensément désuni, séparé, atomisé, etc. En conséquence, « L’existence même des prolétaires comme classe n’apparaît plus comme fondement d’un pouvoir possible mais comme l’obstacle principal à leur puissance. […] Les termes d’après lesquels les prolétaires trouvaient leur unité, par le passé, ne sont plus disponibles, même si le besoin d’unification reste l’enjeu de chaque lutte ». C’est pourquoi pour nous comme pour eux « Le problème de la composition est donc la question révolutionnaire contemporaine »7.

Or, le prolétariat est en soi la seule classe révolutionnaire, c’est-à-dire la seule à pouvoir mettre fin à l’exploitation mondialisée et à faire advenir le communisme. L’assimilation héritée du siècle précédent du prolétariat à la « classe ouvrière » joue en cela contre nous. Dans le langage courant cette assertion est même plutôt banale, pour la plupart des gens : prolétaire = ouvrier. Cela nous prive de la seule définition valable du concept : la masse des exploités par la classe bourgeoise qui n’ont que leur force de travail pour vivre. En bref, la majorité de la population mondiale. Un des problèmes majeurs pour nous est donc la difficulté à nous reconnaître nous-mêmes comme faisant partie d’une classe, à reconnaître notre condition commune d’exploitation et donc à lutter pour que tout cela ne cesse. C’est grossièrement le problème de la conscience de classe, et donc de l’action. Il ne s’agit pas que de sémantique.

Si la classe est stratégie8, la conscience de classe c’est précisément pour nous le moment de la tactique, le moment de l’organisation, le moment du parti.9

Le communisme, une philosophie de l’action

Dans l’idéologie allemande, on partira du principe « que les individus ne forment une classe que dans la mesure où ils doivent conduire une lutte commune contre une autre classe »10

L’exposé ci-dessus nous permet de poser plus sereinement notre développement. Il ne s’agit pas pour nous de chercher le nouveau « champion du communisme », la fraction de la classe la plus avancée et donc la nouvelle figure derrière laquelle se cacher. Quand bien même certaines fractions de la classe pourraient paraître pour certains « objectivement » plus apte à la lutte révolutionnaire, de par leur place dans la production, leurs conditions d’exploitation ou leurs marginalisations. Mais il faut faire attention à ce type de rhétorique cachant en sous-texte une certaine forme d’économicisme – c’est-à-dire une forme d’attentisme consistant à attendre que les « conditions objectives » à la réalisation de la révolution soient réunies – voire révélant une certaine forme de fétichisation et d’essentialisation malsaine de certaines couches de la population. Nous pensons particulièrement aux jeunes hommes des quartiers périphériques des métropoles ou encore de la “France périphérique”, ce que fait aussi bien l’extrême gauche et l’extrême droite.11

D’abord, au sujet des conditions objectives, force est de constater qu’elles n’existent pas et qu’elles ont toujours été un leurre. Les seules conditions objectives sont des conditions subjectives collectives. Qu’importe les conditions matérielles d’existence, qu’importe le niveau de développement de l’industrie ou du capital, ce qui importe c’est l’organisation et la lutte. En bref, disons de concert avec Mario Tronti que « le maillon de la chaîne où se produira la rupture ne sera pas celui où le capital est le plus faible mais celui où la classe ouvrière est la plus forte. »12

Ensuite, si nous acceptons la thèse selon laquelle la classe ne peut être que la classe en lutte13, alors nous devons accepter que la composition de classe ne peut se faire que dans et par la lutte. C’est en cela que le communisme est une philosophie de l’action. La société de classe ne s’effondra pas d’elle-même et l’unité de la classe ne peut être un objet fantasmé apporté hors de la lutte ni une construction intellectuelle de type « beaufs et barbares »14.

Enfin, la théorie et la politique se contredisent toujours. Nous pensons comme l’écrivait Tronti que « La théorie est la compréhension et la prévision, c’est-à-dire la connaissance, fût-elle purement unilatérale de la tendance objective du processus ». Mais la théorie n’est pas une fin en soi. Si elle nous permet de mieux saisir le présent, le principal vecteur de vérité reste la pratique. Tronti poursuit son développement : « La politique est la volonté de la renverser [la théorie], donc un refus global de l’objectivité, l’action subjective pour que celle-ci ne passe pas, ne l’emporte pas. La théorie est anticipation, la politique intervention. »15

Si le prolétariat contemporain se caractérise comme nous l’avons écrit plus haut par l’unité-dans-la-séparation, donc par sa décomposition, alors la tâche des révolutionnaires est d’aller à son encontre, de chercher l’unité et de permettre une nouvelle composition politique, tout en prenant acte des difficultés et conditions qu’un tel état de la classe impose16. Pour cette raison, nous pensons que le travail théorique, de compréhension du monde et d’analyse de la conjoncture sont indispensables à l’intervention politique. L’une sans l’autre conduisant soit à l’attentisme, soit à l’aventurisme.17

Le parti de la composition

C’est ici que nous en venons à toucher notre conception de la composition comme principe politique. Qu’est-ce qu’être pour la composition ? Tout d’abord, « être pour la composition », cela signifie pour nous adopter une lecture de la classe : qui la compose ? comment se compose-t-elle ? quelle sont ses réalités matérielles ? Non pour désigner le nouveau « sujet révolutionnaire » à la mode, mais pour comprendre le mouvement de composition de notre classe afin d’agir de manière non-dogmatique. Puisque la répression – étatique et patronale – et la réorganisation du mode de production « décomposent » la classe, la tâche des révolutionnaires est d’œuvrer à l’inverse à sa composition, chose qui ne peut être faite sans comprendre sa composition actuelle et son mouvement.

Cela revient donc à soutenir les luttes de la classe où elles se trouvent et non à se cramponner à une supposée classe pure et stéréotypée – par exemple la nostalgie du prolétariat industriel organisé. De la même manière, cela revient à ne pas nier les différences existant au sein de classe mais à les reconnaître pour mieux œuvrer à sa composition. Enfin comme nous l’avons répété, l’horizon « stratégique » de la composition rejette l’attente d’un « sujet révolutionnaire » immuable quasi prophétique. Nous pourrions même dire que le « sujet révolutionnaire » n’existe pas en soi : il se crée dans la lutte et, à l’image du prolétariat, ne peut être homogène.

Être « pour la composition » c’est également se positionner activement contre. Contre les récits et organisations niant les fractures et divisions au sein de la classe au nom d’une unité imaginaire et stéréotypée. Contre les formes d’organisation sectaires posant la question idéologique comme un prérequis à la lutte. En cela, c’est aussi se positionner contre « l’organisation » comme forme communautaire se suffisant à elle-même, faisant d’un soi-disant mode de vie “révolutionnaire” un moyen et une fin. C’est également prendre parti contre les organisations prêchant la « composition » comme une simple alliance de circonstances politiques ou comme un « pacte de signature » en bas d’un communiqué18.

Le parti pris de la composition est celui de la lutte comme vecteur de vérité et de changement. C’est donc le parti de l’intervention et de l’organisation. Si nous pensons qu’il faut que la classe trouve son unité dans la lutte, nous pensons donc logiquement qu’il faut y prendre part corps et âme. Premièrement, car les révolutionnaires ne sont pas des éléments extérieurs à la lutte ou à la classe. On pourrait même affirmer que les révolutionnaires n’existent pas en soi mais uniquement par leur intervention dans et pour le mouvement réel. Deuxièmement, car comme l’écrivait Tronti « il est impossible de prévoir la lutte lorsqu’on n’est pas dans la lutte »19. Loin de nous l’idée de jouer au druide ou au sachant surplombant la masse, la vérité se trouve dans et par la lutte. Troisièmement enfin, le Capital et l’État ne rendrons pas les clefs du monde de leur plein gré. La tâche des révolutionnaires est donc de lutter, sans attendre, pour créer les conditions de possibilité du communisme et faire en sorte qu’aucun retour en arrière ne soit possible. En bref, comme disait l’autre, « Il serait trop commode d’écrire l’histoire universelle, si l’on acceptait de ne livrer bataille que si l’on est sûr d’en sortir victorieux. »20.

En conclusion.

Nous avons essayé de remettre les pieds sur terre au concept de composition en tentant de le réinscrire dans le sillon de l’analyse marxiste. L’effort théorique que nous venons de faire n’est pas une tentative de “sauver le cul” de la composition. Les critiques portées à ce terme sont légion et parfois fort justifiées - nous nous y attaquerons plus en profondeur dans les prochains textes. Souvent ce mot est creux et fait office de signifiant vide pour dire tout et son contraire. On parle alors de composantes, de composition, d’alliance, de convergence, de compromis dans des contextes flous ou très précis.

Les tenants et théoriciens actuels de la “composition” les plus équivoques sont des collectifs héritiers de la ZAD ou de ce que l’on a appelé l’appelisme. Une “théorisation” que l’on pourrait résumer de manière assez simplement en citant Kristin Ross, s’appuyant elle-même sur le collectif Mauvaise troupe, par le “processus consistant à maintenir la diversité tactique face à un ennemi commun”21. Le chapitre du livre des Soulèvements de la terre, Premières secousses, “le pari de la composition” a aussi de quoi nourrir nos réflexions critiques. Nous tirons en effet quelques conclusions similaires. Dans l’analyse déjà, “Le besoin de composition s’accentue avec le fractionnement du sujet révolutionnaire incarné pendant plus d’un siècle par le prolétariat” écrivent-ils. Dans la méthode aussi, comme celle de la nécessité d’un “dépassement des identités politiques figées”, donc la critique des “fétichismes identitaires” dans la lutte.22

Malgré un certain socle commun, nous peinons à converger sur nos visions de la composition - il en est de même pour ce que développe Hugh Farrell dans son article “La stratégie de la composition”. Déjà, car ces visions de la composition sont circonscrites dans un espace-temps donné de lutte d’occupation ou de contestation de projets nuisibles comme le projet d’aéroport de Notre dame des landes, la lutte contre Cop City dans la forêt d’Atlanta ou la ligne à grande vitesse Lyon-Turin. Ce cloisonnement territorial nous empêche de penser à partir de là un horizon révolutionnaire global. Il condamne également la composition à n’être qu’une sorte de tambouille politicienne d’accords, d’alliances de circonstances et de compromis.

Aussi, car on a un peu l’impression de brasser de l’air. Il existe en effet une tendance de nos milieux à réinventer l’eau chaude. A vouloir sur-conceptualiser et métaphoriser des pratiques de luttes ou des positionnements classiques du mouvement social pour les rendre plus trendy. On soulignera pour l’exemple l’émergence du terme de “geste” pour parler d’action… A parler de composition à tout bout de champs, on arrive à intellectualiser le fait de rencontrer des gens, de discuter avec eux sans supposer d’accords préalables, de faire des choses ensemble sans se connaître ou pire, de justifier la compromission avec les réformistes ou le dialogue avec l’État. Finalement la composition n’est pas bonne à être mangée à toutes les sauces. Si elle reste pour nous un problème central, ce n’est qu’à condition qu’elle soit composition de classe.

Si penser la composition nous a amené à exprimer certains principes politiques caractéristiques d’un certain style d’intervention, nous ne pensons pas que nous puissions faire de ces principes une stratégie à part entière. Il n’existe pas pour nous de “stratégie de la composition” à proprement dit puisqu’on ne touche pas le nerf du problème, c’est-à-dire qu’on ne touche pas au problème de la composition de classe dans son ensemble. Nous ne pensons pas qu’il existe une “stratégie de la composition” aussi car la composition de classe apparaît en soi comme la seule stratégie possible : son aboutissement équivaut en théorie à l’auto-abolition du prolétariat et donc à la fin de la société de classe. La constitution de notre classe en force autonome capable de mettre en branle le rapport social capitaliste et d’affronter la contre-révolution a toujours été le seul salut des prolétaires. La véritable question est de savoir comment y parvenir.


  1. Voir Radio Mad Max, à partir de 1h56, une discussion critique sur la “composition” : https://www.youtube.com/watch?v=W7rGhi_T34k&ab_channel=RadioMadMax ↩︎

  2. L’opéraïsme est un courant de pensée marxiste né dans les années 60 dont les principaux théoriciens sont Mario Tronti, Panzieri ou encore Toni Negri. A écouter l’émission de Wissam Xelka sur l’opéraisme et l’autonomie italienne : https://www.youtube.com/watch?v=37utKH9s5wc&t=3s&ab_channel=WissamXelka↩︎

  3. L’introduction au concept de composition de classe que nous faisons est en grande partie tirée de cette prise de parole de Moulier-Boutang retranscrite ici : https://www.revue-ouvrage.org/sur-loperaisme-italien-1/↩︎

  4. Nous épousons ici en grande partie – sans tout admettre d’un seul bloc – les thèses de Endnotes dans l’article Histoire de la séparation, vie et mort du mouvement ouvrier. Endnotes (2024), Histoire de la séparation. Sans Soleil. ↩︎

  5. Antonio Gramsci Gramsci fait de l’ouvrier d’usine la figure de « champion du communisme » et « la force révolutionnaire qui incarne la mission de régénération de la société des hommes, il est le fondateur d’États nouveaux ». Voir « L’ouvrier d’usine », L’Ordine nuovo, 21 février 1920. dans Gramsci, A. (1974). Écrits politiques. Gallimard. p.319 ↩︎

  6. Les différentes traditions politiques de « l’opéraïsme » et ses successeurs ont essayé tant bien que mal de redéfinir le sujet révolutionnaire, de l’ouvrier masse dans les années 50-60, en passant par l’ouvrier social des années 70-80, jusqu’à la multitude des années 2000. Voir l’article de Frédéric Monferrand sur la trajectoire politique et théorique de Toni Negri https://sites.units.it/etica/2018_1/MONFERRAND.pdf ↩︎

  7. Endnotes, op. cit. p.26 ↩︎

  8. Pour Tronti, ce qu’il manque à la classe, ce n’est pas la stratégie – elle est sa propre stratégie incarnant la dissolution de la société de classe par sa réalisation – mais la tactique – qu’il personnifie par la figure de Lénine. Pour exister subjectivement, la stratégie doit en effet trouver une expression objective concrète dans la pratique de l’organisation politique. ↩︎

  9. Tronti, M. op. cit. p.345 ↩︎

  10. Ibid p.255 ↩︎

  11. Il s’agit également de remettre l’église au milieu du village, parler de révolution sans parler de classe et d’exploitation c’est au mieux une forme de messianisme pseudo-communiste au pire réactionnaire. Comment abolir la société actuelle – la société de classe – sans désigner la classe portant en elle l’antagonisme et son mouvement : le prolétariat ? Sur la “France périphérique” voir https://artifices.blog/2024/07/27/que-creve-la-france-peripherique/ ↩︎

  12. Tronti, M. op. cit. p.135 ↩︎

  13. C’est-à-dire que nous pensons que la classe ne prend d’existence concrète que lorsqu’elle se met en lutte (on pourrait lorsqu’elle passe à l’étape de classe pour soi) même s’il est évident que le prolétariat est tirée d’une analyse sociologique (nous ne faisons pas uniquement dans le subjectivisme, ce serait par ailleurs une erreur de considérer que “tout ce qui bouge est rouge”). ↩︎

  14. Ici nous faisons référence aux thèses d’Houria Boutedja qui propose l’union des « petits blancs » de campagnes avec les « noirs et les arabes » des quartiers périphériques. Une union de catégories sociales construites sur un château de sable essentialisant, donc raciste, dont on ne comprend pas bien si elle n’est pour l’autrice qu’une construction métaphysique branlante d’intellectuelle ou une proposition politique visant à définir le futur socle électoral de la France Insoumise. Une théorie qui trouve son prolongement dans une prise de parole retranscrite sur le site Contre temps proposant d’unifier les dominés sous l’égide du… patriotisme et de la nation ! https://www.contretemps.eu/rever-ensemble-patriotisme-internationaliste-houria-bouteldja/ ↩︎

  15. Tronti, M. op. cit. p.342 ↩︎

  16. Nous nous inscrivons ici dans la continuité des constats dressés par Endnotes « La confrontation des travailleurs avec cette limite fondamentale de leur activité de lutte – ou plus exactement : la formalisation de cette limite, la reconnaissance de plus partagée qu’elle constitue une limite – sera la condition de toute réémergence du mouvement communiste ». Endnotes op. cit. p.26 ↩︎

  17. Nous n’avons ici que très peu fait le bilan et l’analyse de la conjoncture car si nous pensons qu’un tel travail est nécessaire pour l’intervention politique, nous pensons également que son absence dans le présent texte ne compromettait pas les thèses principales du texte. ↩︎

  18. Nous pensons ici aux modèles de « composition » type Soulèvement de la terre ou « inter-orga ». ↩︎

  19. Tronti, M. op. cit. p.146 ↩︎

  20. Lettre du 17 avril 1871. Marx. ↩︎

  21. Ross,K. (2023). La forme-Commune. La Fabrique. p.113 ↩︎

  22. Les Soulèvements de la terre. (2024). Premières secousses. La Fabrique. pp.254-260 ↩︎