Que faire des journalistes ? Éléments pour une stratégie révolutionnaire face à la presse
2 June 2025 à 10h43
Qu’on leur parle ou non, les journalistes parleront de nous. Mieux vaut les affronter que les ignorer. Refuser en bloc tout rapport à la presse peut flatter une posture radicale, mais ne construit aucune force. Ce texte propose d’en finir avec la posture moraliste du refus pur et simple, pour penser une stratégie offensive face aux médias : imposer nos mots, fixer nos conditions, retourner leurs outils contre eux si nécessaire. Parce que le silence politique est une impasse, il est temps de reprendre la main sur notre récit.
Ouvriers, employés, petits fonctionnaires, n’achetez plus de journaux bourgeois, radicaux ou autres ; ne contribuez plus à faire vivre les journalistes, ramassis d’ignorants et de fumistes ! Ce sont nos pires ennemis.
L’Alimentation ouvrière, Fédération nationale des travailleurs de l’alimentation, 1er mai 1907
— Archives départementales de Seine-Saint-Denis, Bobigny, fonds de l’Institut d’histoire sociale-CGT. Cité dans https://www.monde-diplomatique.fr/2022/11/PINSOLLE/65250
Faut-il répondre à Jean Journaliste-de-gauche qui nous a récemment contacté pour un article ? Dans le feu de l’action et de la réunionite chacun/chacune y va se son commentaire piquant, acerbe ou aiguisé sur le dit journaliste, son dit journal et sa dite profession. Nos réflexions s’arrêtent là, après quelques dizaines de minutes, voire quelques jours, à enculer des mouches sur la profession de journaliste et notre grandeur révolutionnaire. Une réponse sera envoyé - ou pas - et nous déclinerons “politiquement” l’invitation.
La question est en général mal posée. Plutôt que de se demander “pourquoi répondre à tel ou tel journaliste sur telle ou telle question ?”, nous ferions mieux de nous demander : “quelle attitude voulons-nous entretenir à la presse, à la médiatisation, à la production et la diffusion de (notre) discours de manière large ?”. Sans cette réflexion préalable il est en effet difficile d’établir des réponses cohérentes lorsque nous sommes sollicités ou souhaitons solliciter la presse.
Comme pour beaucoup de questionnements, notre rapport à la presse implique une stratégie dont nous sommes actuellement dépourvus. Une stratégie qu’il faut envisager comme une feuille de route pour un but plus lointain - ce média nous semble faire partie de cette stratégie en construction. Nous essayons de poser ici les jalons d’une ligne stratégique minimale face à la presse en nous demandant : quelle attitude devrions-nous entretenir, nous “révolutionnaires”, avec cette charogne de journaliste et dans quel but?
Déjà, vers où voulons-nous aller ?
Nous sommes aujourd’hui une minorité. Or, il est évident que pour l’emporter, cette situation doit changer. Nous ne pouvons rester éternellement « minoritaires ». Nos idées doivent être connues, débattues et approuvées pour qu’elles triomphent un jour. Attention, cela ne signifie pas que ce sont les idées, seules, qui changent le monde — ni qu’il suffirait qu’elles soient connues pour qu’elles aient de la force. Nous ne sommes pas des idéalistes. Seul un rapport de force politique peut produire un changement réel. Un rapport de force nourri d’idées capables de nous donner la force de bouleverser le cours des choses.
Il faut battre en brèche le puritanisme ambiant. Le constat est simple : les journalistes parleront de nous, quoi qu’il arrive. Depuis des années, « l’autonomie », souvent portée par une posture radicaliste, refuse tout rapport aux journalistes pour des raisons dites « politiques » : il faudrait faire rupture, à tout prix. Pourtant, les médias continuent d’écrire et de publier, y compris à propos de celles et ceux qui refusent de leur parler : c’est le principe même de la production de l’information. Cette posture semble être une impasse. Elle ne sert pas les intérêts objectifs du mouvement, mais bien plus souvent les éthiques personnelles de militant·es qui, pour rester radicaux, défendent des positions morales individuelles par soucis de pureté.
La conspiration et le secret ne peuvent être, en toutes circonstances, des armes efficaces. Et elles ne doivent surtout pas être les seules armes du mouvement révolutionnaire. Dans une époque dominée par l’apathie et par le réalisme capitaliste, la volonté des révolutionnaires, leurs analyses et leurs pratiques doivent se faire plus présentes que jamais. Se confiner dans l’ombre ou dans un entre-soi ne nous rend pas plus puissants — bien au contraire. Comme l’écrivait Marx : « la classe ouvrière […] conspire publiquement, comme le soleil contre les ténèbres ».
Pour mener cette tâche à bien, nous devons savoir, en fonction des contextes, ce que nous voulons dire — ou ce que nous aimerions qu’il soit dit de nous. Pour cela, il nous faut une ligne minimale, réappropriable par les camarades. Cette ligne reste à définir, et elle ne saurait être figée dans le temps. Cependant, on peut très bien imaginer qu’elle intègre des éléments simples que nous défendons déjà : la défense des intérêts du mouvement de la classe, nos mots d’ordre dans et sur le mouvement, nos modes d’organisation, prêcher l’organisation, la rendre désirable, rappeler la nécessité de l’horizon révolutionnaire, etc.
Dépasser la situation actuelle
Une approche stratégique de la propagande nous oblige à exercer un certain contrôle sur le récit politique que nous produisons — que ce soit à propos de nos analyses ou de nos interventions. Habituellement, nous cherchons à poser notre discours politique à travers les Assemblées générales du mouvement. Cette démarche met en avant l’aspect démocratique de la production du discours, en construisant un récit issu des discussions et des choix collectifs émanant du mouvement lui-même. D’autre part, ce contrôle permet une relative indépendance vis-à-vis des organes de communication journalistiques, avec lesquels nous entretenons, à juste titre, un rapport critique.
Cependant, en ne passant que par les espaces internes au mouvement, nous restons confinés à la marginalité. Si les discours politiques produits par le mouvement sont nécessaires, ils trouvent trop rarement un écho — et ont évidemment besoin d’être popularisés. Il devient donc nécessaire pour nous de faire circuler nos discours et nos mots d’ordre en dehors de ces cadres (souvent contraignants, lissants, ne permettant pas toujours de développer un propos véritablement autonome par rapport à celui de l’Assemblée).
Nous touchons ici à une question qui a souvent été source de clivage au sein des récents mouvements sociaux : devons-nous nous adapter aux formats et attentes de la presse traditionnelle, ou bien rompre avec elle et porter nos discours ailleurs ? Les automédias ont pu représenter une solution au début des années 2000, dans le sillage du mouvement altermondialiste. Néanmoins, force est de constater que s’en remettre uniquement à des espaces souvent éphémères, sans cohérence idéologique claire et presque toujours inaudibles en dehors du mouvement, est une impasse. Il n’y a qu’à voir ce que sont devenus ces espaces aujourd’hui (Indymedia, etc.).
Une autre voie nous semble possible, sur une ligne de crête : il est envisageable de rompre différemment, mais de manière stratégique et dans notre intérêt. Pour cela, il faut sans cesse se poser la question : « Avons-nous plus à y gagner qu’à y perdre ? »
Mettre “au pas” la presse : poser nos exigences, exiger des garanties.
Nous pensons qu’il est possible d’utiliser “la presse” à notre avantage. Nous proposons d’adopter une attitude vis-à-vis des journalistes similaire à celle que nous adoptons face aux avocats. D’une part, nous ne devons jamais commettre l’erreur de les traiter comme des camarades à part entière (à de rares exceptions près, et dans des contextes particuliers). D’autre part, nous devons tenter d’imposer nos lignes, si cela nous paraît possible, en échangeant et en négociant. Enfin, nous devons exiger les garanties nécessaires à la réalisation de nos attentes et poser clairement que les actes ont des conséquences.
Faire une critique d’un sujet ou d’un rôle social, ce n’est pas nécessairement faire rupture. Si nous partions systématiquement de ce constat, il est évident que chaque inculpé révolutionnaire passant devant un tribunal choisirait, pour ne pas se salir les mains, de ne pas collaborer avec un avocat pour se défendre. L’avocat n’est-il pas, au même titre qu’un juge, un rouage central de la pathétique comédie de justice qui se joue chaque jour dans les tribunaux ?
Adopter une lecture critique - véritablement radicale - concernant les journalistes implique un certain rapport politique entre eux et le mouvement. L’absence de rapport nuira toujours davantage à celui qui ne possède pas les moyens de production de la communication. Nous plaidons donc pour une stratégie politique visant à une mise sous contrôle des journalistes par le mouvement social. Celle-ci est à envisager en pratique comme avec les avocats : il y a des avocats avec lesquels le mouvement travaille, d’autres avec lesquels il refuse de le faire ; cette logique doit s’appliquer aux journalistes. L’information est un enjeu trop important pour être mise de côté ou confiée exclusivement à des alterno-journalistes, qui ne valent pas toujours mieux que les professionnels.
Afin d’appliquer ces principes généraux, il nous paraît important de saisir les spécificités de la profession de journaliste. Ce que nous produisons ici n’a pas vocation à être une explication exhaustive du fonctionnement de la presse, mais doit être compris comme une invitation à l’étude du mode de production des médias, afin de mieux y faire face.
Comprendre la presse et ses contradictions pour les utiliser
Il apparaît déjà évident que l’orientation politique d’un média va orienter pour beaucoup notre rapport avec ses journalistes. Nous n’aurons nécessairement pas le même rapport avec des journalistes d’extrême droite – c’est-à-dire avec des ennemis déclarés – qu’avec des journalistes de la presse centriste ou libérale, tels que Le Monde ou Libération, ou encore avec la presse de gauche, voire d’extrême gauche.
Nous pourrions croire que la presse “de gauche” nous est plus favorable. C’est généralement assez vrai si l’on ne considère que la ligne politique du média. Pourtant, deux choses doivent attirer notre attention avec plus de vigilance : l’attitude du journaliste et son angle – c’est-à-dire la manière dont il va problématiser à l’avance son article, en gros ce qu’il va chercher à dire et peut-être à vous faire dire. En effet, au vu de l’économie politique actuelle des médias et de la précarité des emplois, il est assez fréquent de rencontrer des journalistes se disant “de gauche” dans des rédactions libérales, et voulant “se racheter” de ce tort causé à leur éthique personnelle. Ces derniers peuvent nous être assez favorables et nous permettre une certaine marge de manœuvre. A contrario, des journalistes de gauche, faisant de leur travail une manière de militer, peuvent être orgueilleux et résister à notre volonté d’imposer ou de négocier un angle. À ceux-là, il faut opposer le mépris.
D’autre part, pour certains journalistes, quelle que soit leur opinion politique, leur rôle est d’être objectif – même s’il est de plus en plus courant que même des journalistes mainstream critiquent cette vision de la presse – ou de donner la parole à chaque partie d’une situation. Nous nous fichons bien de ce débat d’ordre déontologique s’il ne nous rend pas service – c’est-à-dire s’il ne nous permet pas d’arranger la vérité, la manière d’énoncer quelque chose ou encore de dicter l’angle du journaliste. Car, ce qui importe réellement, ce n’est pas la disposition éthique du journaliste, mais bien son angle de départ.
L’angle journalistique
L’angle est la manière dont le journaliste va traiter un sujet. Mettons que nous voulions écrire un article sur une manifestation antifasciste durement réprimée visant à faire annuler un événement fasciste. Il y a pléthore de manières de traiter ce sujet. Comment la manifestation s’organise-t-elle ? Pourquoi organiser une manifestation ? Quel est cet événement fasciste auquel des antifascistes s’opposent ? La manifestation a-t-elle rempli les objectifs annoncés ? Bref, en fonction de l’orientation politique du journal et du déroulement de l’événement, l’angle peut différer. Toutefois, ce n’est pas toujours à gauche que l’on trouve chaussure à son pied.
Prenons un exemple : la manière dont StreetPress – rédaction se revendiquant de gauche et antifasciste – a traité la question antifasciste nous paraît à ce titre désastreuse, puisqu’elle est quasiment toujours ultra-victimaire et alarmiste.
Pour être plus précis, lors d’une manifestation appelée par l’AG Antifasciste Paname contre une séance de dédicace des éditions Magnus – maison d’édition d’extrême droite – en octobre 2024, 64 camarades finissent en garde à vue. La préfecture répand aussitôt la nouvelle selon laquelle les manifestant·es seraient “armé·es” – sans jamais qualifier ces armes et avant même que les camarades n’arrivent au poste. Cette “information”, la presse réactionnaire la reprend allègrement en ne lésinant pas sur les superlatifs : c’est de bonne guerre. Que fait alors la presse étiquetée à gauche ?
À cette occasion, StreetPress sort un article sur la répression de la manifestation, la transphobie de la police et sur la prétendue non-violence des manifestant·es. L’article se base sur les témoignages de trois personnes fraîchement sorties de garde à vue et d’une avocate de la legal team. Le reste n’est que propos rapportés d’autres médias (y compris la seule citation de l’appel émanant de l’assemblée générale, qui est identique à celle reprise par actu.fr). À part ces quelques mots relatant que l’assemblée appelle à se réunir “contre la tenue du meeting des théoriciens de la pensée néo-fasciste et transphobe”, rien n’est repris des différentes communications de l’assemblée. La manifestation est décrite comme visant à “contester” l’événement, alors que l’appel précise bien que l’intention des camarades est de “l’empêcher”. Les mots ont un sens. Pire, l’autrice de l’article fait la part belle à un discours misérabiliste et victimaire dont on se serait bien passé. Elle omet également de préciser que les événements de Stern et Moutot ont tous été annulés suite à cette mobilisation. Bref, ici, on se serait vraiment bien passé de la presse “antifasciste”.
Vous l’aurez compris, indépendament du bord politique présumé du ou de la jounaliste et de son média, il faut toujours questionner son angle. N’hésitez pas également à dire ce que vous en pensez : “Ton angle me parait inadéquat pour telle raison…” ou encore “Je ne pense pas que tu poses la bonne question pour éclairer les enjeux actuels”. Dans une majorité de cas les journalistes ont une culture assez pauvre du sujet et peu ou pas de connaissance des enjeux politiques et historique des évènements. Il peut être assez simple de leur faire une “culture du sujet” et de les orienter. Au contraire, il est arrive que des journalistes puissent avoir une bonne connaissance générale de l’organisation et des sujets politiques et n’attendent que d’être confronté voire d’être guidé dans la réalisation de leur sujet.
En bref, l’angle du journaliste est la chose la plus important à questionner pour savoir s’il est pertinent de lui répondre.
Le format
Les médias utilisent plusieurs supports de médiatisation et de diffusion de l’information qui ne sont pas anodins : TV, radio, presse écrite, web, podcast, YouTube, etc. Sans rentrer en profondeur dans la critique des médias1, on peut dire avec assurance que le média en question est parfois plus important que le contenu médiatisé, ce qui a une influence évidente sur la production de l’information et donc sur nos manières de nous positionner face à eux. Si une étude approfondie de chaque médium et de toutes ses conditions de production serait évidemment plus précise, il nous paraît plus pertinent ici d’évoquer uniquement les aspects généraux relatifs aux différents formats existants.
Les médias audiovisuels traditionnels : TV et radio
Nous choisissons ici d’englober les médiums audio et visuels malgré leurs différences, car ils semblent répondre à des conceptions similaires de la production de l’information, dont l’un des plus importants est la médiation par des outils comme la caméra et le micro. Ces outils du journaliste ne sont pas anodins, car ils entraînent invariablement un travail de “post-production”, c’est-à-dire un travail après tournage presque plus important que l’enregistrement de vos propos. En fonction de son angle, le journaliste fera entrer vos propos dans son sujet et les habillera de sa voix, de sons d’ambiance ou d’images illustratives. D’où l’importance de questionner son angle. Le journaliste radio ou télévision est soumis à des contraintes techniques importantes. S’il n’a pas enregistré ce que vous dites, il ne peut pas le dire – contrairement à l’écrit où la porosité entre le “In” et le “Off” est plus prégnante 2. En bref, il ne peut piocher que dans ce que vous lui donnez. En fonction de qui vous avez en face de vous et de l’angle du journaliste, vous pouvez décider d’en dire le moins possible, voire de contourner les questions. Les contraintes techniques de ces journalistes sont également exacerbées par leurs contraintes éditoriales. Dans les médias audiovisuels, il faut produire vite, le temps est compté et vaut cher, on n’a généralement pas le temps de rester une journée entière à réaliser un sujet et à parler à tout le monde. Il nous semble qu’en fonction des contextes, cette double contrainte peut être à notre avantage.
Pour répondre à ces contraintes, les journalistes de ces types de médias ont leurs méthodes. Dans la grande majorité des cas, les journalistes ont déjà leur angle en tête, les personnes types qu’ils veulent interroger et les propos types qu’ils veulent entendre. Il est très important d’interroger ces journalistes sur leur méthode de travail. Que cherchent-ils pour répondre à leur angle ? Une même question peut avoir plusieurs réponses en fonction de l’interlocuteur et le choix de l’interlocuteur n’est pas anodin. En questionnant le journaliste sur le nombre de personnes interrogées et sur la qualité de ces personnes, vous aurez également un bon moyen de vous faire une idée de si cela vaut le coup ou non de répondre.
Une autre des contraintes des médias audiovisuels est la durée des sujets. En TV comme en radio, c’est assez rare de voir ou d’entendre des sujets dépassant de beaucoup la minute, voire moins pour certains formats de reportage (comme ceux qui sont insérés dans les JT du matin). Une fois que l’on sait combien de personnes sont interrogées et combien de temps dure le sujet dans sa totalité, il ne faut pas hésiter à demander quel temps d’antenne vous sera consacré – la réponse sera toujours évasive, bien évidemment. Nous n’avons pas ici pris en compte les différents formats que proposent la presse “indépendante”, car il nous semble qu’ils posent des problématiques différentes qui prêtent plus à la négociation.
La presse écrite : web et papier
La presse écrite répond à des contraintes extrêmement variées, en fonction du média avec lequel l’on a affaire et en fonction du contexte de production. Pour cette raison, il nous paraît plus pertinent d’analyser la presse écrite en situation. Toutefois, nous tentons d’esquisser quelques aspects qui nous semblent importants à connaître. L’un des principaux impératifs techniques pour le journaliste écrit est le nombre de “signes”, c’est-à-dire de caractères dont il dispose pour écrire son article. Toutefois, pour le web, cette variable est plutôt indicative, car la contrainte technique n’existe pas réellement – contrairement au papier où le nombre de caractères est une contrainte essentiellement technique.
Sur le web, cet impératif est souvent d’ordre de la lisibilité : un écrit trop long sur le web risque de ne pas être lu. Mais il peut aussi être d’ordre économique. Lorsqu’un pigiste – un journaliste payé à l’article – “vend” un sujet, c’est-à-dire un article dont il a négocié l’angle au préalable, il est payé en fonction du nombre de “signes” qu’il arrive à négocier. À la pige, la paye se fait au nombre de “feuillets” négociés, un feuillet représentant un peu moins de 1500 signes, soit environ 900 à 1000 caractères. En bref, les journalistes pigistes sont plus susceptibles d’avoir un nombre de signes plus restreint qu’un journaliste salarié d’une rédaction, qui aura plus de liberté, en termes de signes, dans sa production.
Les différences entre le pigiste et le journaliste “posté” sont assez importantes. Pour caricaturer, le pigiste est relativement plus “libre” dans les sujets qu’il peut traiter et proposer aux rédactions, tandis que le journaliste “posté” est lui contraint par le train-train quotidien du journal. On dit souvent que le pigiste apporte des angles plus “originaux” et c’est essentiellement dû à la contrainte économique de production. Le pigiste fait en réalité les sujets que les journalistes fixes de la rédaction ne peuvent pas ou ne cherchent pas à faire. En fonction des rédactions, les journalistes “postés” sont même assez libres de proposer des sujets originaux – s’ils n’ont pas comme impératifs de couvrir l’actualité chaude qui les en empêche matériellement. Un journaliste en poste aura même plus de marge de manœuvre pour faire accepter un angle audacieux, dans le sens où sa survie économique n’en dépend pas et qu’il a également accès à tous les “inside” de la rédaction. Les marges de manœuvre des journalistes dépendent évidemment de trop de facteurs pour être généralisées et doivent donc être étudiées au cas par cas.
Nous avons ici choisi de caricaturer au maximum les formats pour en extraire les principales caractéristiques. Il nous paraît évident que chaque situation spécifique ne peut pas toujours être caricaturée ainsi. Trop de facteurs sont à prendre en compte pour qu’une analyse globale puisse être produite et intéressante ici. Comme dit plus haut, nous n’avons pas pour prétention d’expliquer toutes les facettes du métier, ce que nous souhaitons, c’est que cette introduction aux rapports complexes qui s’exercent dans les médias invite les camarades à se saisir de cette complexité pour mieux intervenir sur la question médiatique.
Quelques situations types
Le micro-trottoir. Le micro-trottoir est un incontournable du journalisme. Le journaliste part avec une question en tête, en lien ou non avec sa question, et interroge les personnes qui passent. Dans notre cas, c’est surtout lors des manifestations que l’on peut y être confronté. En fonction de l’angle du journaliste, ce type de contenu nous paraît assez inoffensif et facilement influençable. Si un maximum de camarades se proposent de répondre en ne faisant que des plaidoyers révolutionnaires, le contenu peut nous être favorable.
Lors des AG. Il est assez courant qu’un mouvement social attire l’attention des journalistes, qui investissent les assemblées générales (AG) pour leurs reportages. En règle générale, il est préférable d’exiger d’eux qu’ils s’annoncent en début d’assemblée et qu’ils reprennent bien les communications de l’assemblée. À quelques exceptions près, il n’est pas dérangeant qu’ils soient présents. Toutefois, il semble favorable de prévenir tout comportement délétère de leur part en leur indiquant que leurs écrits pourront avoir des conséquences, tout en leur laissant le bénéfice du doute. S’il s’avère qu’un journaliste dénigre le mouvement ou diffuse des images sans autorisation, il faut faire de ce cas un exemple. Dans le cas où des journalistes voudraient interroger des personnes de l’assemblée, il paraît judicieux de peser le pour et le contre, en demandant au journaliste son angle et tout ce dont on a parlé plus tôt. Il faut également rappeler que si l’AG est composée de groupes et d’individus divers avec des opinions différentes, elle reste autonome dans sa prise de décision, et personne ne peut s’exprimer en son nom sans mandat pour cela. Il semble plus judicieux de tenir cette ligne : l’AG est autonome et a son propre discours, moi, en tant qu’individu, je m’exprime en mon nom.
Par contact préalable. Il est assez fréquent que des journalistes ou des étudiants en journalisme nous contactent pour des sujets via des liens affinitaires ou des canaux officiels. Il faut adopter le même procédé qu’avec tous les journalistes et savoir à qui l’on a affaire. C’est le type de situation qui s’avère le plus favorable : c’est la loi de l’offre et la demande. On attend quelque chose de nous, d’accord, mais nous fixons des conditions.
Par notre propre chef. Il peut arriver que nous ayons besoin de contacter la presse. Par exemple, lorsqu’une actualité judiciaire nous touche et que l’on a besoin d’une couverture médiatique favorable pour influencer les juges, ou pour mettre en avant un scandale lors de la procédure. Dans ce genre de cas, il est plutôt judicieux d’avoir le contact de journalistes pouvant être intéressés par notre histoire, avec lesquels les rapports sont cordiaux. Pour imposer notre angle, il faut parvenir à démontrer à ce professionnel que c’est le meilleur possible. Soit parce que c’est le plus rigoureux et le plus pertinent politiquement, soit que c’est une occasion en or pour lui d’écrire plusieurs articles sur cette histoire s’il consent à nous écouter. Dans tous les cas, plus le travail sera “maché” (angle, argument, témoignage offert sur un plateau, images, etc.), plus le journaliste pourra être tenté de n’avoir qu’à reprendre ce qu’on lui offre – évidemment, certains ont plus de rigueur professionnelle que d’autres.
Par communiqué de presse. On peut aussi imaginer que l’on ait besoin de relais pour une date de manifestation, ou encore que l’on ait besoin de communiquer dans le feu de l’action sur un événement nous concernant, défrayant la chronique sans que l’on ait de prise là-dessus. Ce fut le cas pour la manifestation contre Stern et Moutot dont on a parlé plus haut. Les médias s’emparent de l’affaire, nous oblitèrent complètement et font leur beurre sur nous sans même que nous ayons voix au chapitre. Ici, il paraît compliqué de ne passer que par les canaux de l’AG, tant les prises de décisions peuvent être compliquées. Deux solutions peuvent s’offrir à nous. La première consiste à faire jouer les mêmes liens que lors du paragraphe précédent avec des journalistes “de confiance” qui auront à cœur de mettre en avant notre point de vue. Ici encore, il faudra négocier, car nos points de vue sont minoritaires. Ne pas jouer la victimisation et ne pas se dissocier de la violence ne va pas forcément de soi pour le commun des mortels. Une deuxième option pourrait être qu’en plus d’utiliser ces premiers canaux “de confiance”, de rédiger un communiqué de presse via l’assemblée générale ou avec le groupe politique, avec le propos que l’on veut mettre en avant. Un communiqué de presse efficace, c’est un article de presse déjà rédigé sous le format journalistique : un titre, un chapeau, des paragraphes rédigés à la troisième personne contenant une idée chacun, des citations, etc. En bref, tout pour que les journalistes, derrière leur bureau, n’aient qu’à piocher dedans.
Invitation à produire du discours. Il arrive régulièrement que nos groupes puissent avoir l’occasion de participer à des débats radio/TV, des débats en public ou même que qu’ils puissent prendre la parole à la tribune d’un événement – type prise de parole lors d’un événement camarade ou à la fin d’une manif. Ce genre de situations est assez intéressante pour nous, car elle nous permet de développer un discours vers l’extérieur. Les débats sont aussi les situations pouvant être les plus exigeantes politiquement pour le groupe, car ils nécessitent au minimum une “ligne minimale” pour pouvoir répondre et débattre, et au mieux une véritable réflexion préalable sur les thèmes du débat – ce que l’on n’a pas toujours le luxe de faire. Il nous apparaît que l’on a toujours plus à y gagner à participer à ce genre d’événements qu’à ne pas y participer. Déjà, parce que cela nous permet d’avoir de la visibilité, mais aussi parce que cela nous permet de développer du discours et d’intervenir par le discours dans un paysage politique où nos propos sont inexistants.
Ouverture
Battons en brèche la pureté radicaliste. Les principes qui sont évoqués ici constituent une proposition stratégique qui s’adresse à l’ensemble du mouvement. Pour la rendre possible, nous pensons qu’il faut développer des accords politiques à défendre, y compris devant les médias, quand nous le déciderons. Constuire des positions politiques à partir de nos contradictions internes est donc nécessairement le premier pas nous permettant de nous donner une stratgie d’agitation-propagande ambitieuse.
Aussi, il faut nous attaquer aux autres questions que pose une telle ambition stratégique : comment produire du discours politique ? Sur quelles questions ? Dans quels espaces doit-on le propager ? Doit-on continuer à privilégier les espaces de composition le diffuser ? Doit-on développer notre propre médias ? Si oui, que dire et comment ? Comment justement ne pas reproduire les écueils des auto-médias altermondialistes et des feuilles partisanes indigestes ? Voici, à l’heure actuelle, quelques problématiques que posent de pareilles considérations stratégiques.
Une chose est sûre, notre silence est assourdissant. Jamais les discours et perspectives révolutionnaires n’ont été aussi absentes de l’espace public. Il est plus que temps pour les camarades de reprendre en main les outils de productions de l’information et du discours politique. Nous avons un monde à gagner et cela ne se fera pas sans bruit.
Comité de salut public
La critique des médias est un champs politique et scientifique large qu’il est difficile à synthétiser brièvement. Nous citons pêle-mêle quelques ressources. Le livre “A bas la presse bourgeoise” de Dominique Pinsolle historicise bien la critique anticapitaliste des médias en France de 1836 à nos jours et replace la lutte des classe au coeur de cette critique. Dans cette conférence,https://podcastai.com/shows/d8cyxk-dans-les-marges-du-journalisme Samuel Lamoureux (journaliste et chercheur en communication) décrit la corrélation de l’essor du journalisme et du capitalisme en Amérique du Nord. Dans le champs de la recherche deux traditions marxisantes peuvent nous intéresser : la théorie critique des médias issus de l’école de Francfort et L’économie politique de la communication nord américaine. ↩︎
Le in c’est le moment officieux dans lequel ce qui est dit peut être utilisé par le journaliste. Le off c’est le moment où les choses peuvent être dite mais pas réutilisé. ↩︎