
Lettre ouverte au média Sans trêve
11 September 2025 à 15h07
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Michel n’as pas aimé *** et s’en explique dans cette lettre ouverte. Pour lui, trop de verbiage inutile et une forme lyrique cachant un manque de fond. Mais en lecteur assidu Michel va plus loin. Par sa critique au vitriol de *** c’est finalement Sans trêve tout entier qui se retrouve sous le feu de la critique. Pourquoi faire un média ? Pourquoi écrire quand on lutte ? Comment ne pas reproduire les erreurs des publications militantes contemporaines et du passés ? Voilà où nous emmène Michel.
Ayant déserté depuis quelques années les mutus 1 et les bagarres qui s’y mènent à coup de textes et contre-textes, cela faisait longtemps que je n’avais pas eu l’occasion d’écrire autrement que collectivement. Il faut dire la reprise en main 2 de ces plateformes par la frange la plus consensuelle du « milieu autonome » post-2016 a quelque peu réduit l’intérêt d’un tel exercice 3. Après ce tour de vis, le débat– ou l’embrouille, c’est selon - est allé ailleurs et s’est amoindri. En ce qui me concerne, ces affrontements par textes interposés ont été une matrice intellectuelle tout comme la transmission par des camarades plus âgés politiquement et l’élaboration au sein des groupes, collectifs et mouvements auxquels j’ai participé. De là à regretter l’époque mutu, c’est à voir…
Critique du texte ***
J’ai suivi la création du média Sans trêve, journal non-officiel des groupes publics centrés sur l’intervention et ayant à cœur la composition (c’est long ), de loin. Il est vrai que cette forme politique dont le modèle pour nombre d’entre nous était initialement la Défense Collective de Rennes, n’avait pas encore eu son débouché journalistique. J’imaginais donc que Sans trêve serait avant tout un journal d’approfondissement théorique des positions que partagent ces groupes. C’est sans doute ce que ce média sera en partie au regard de certains textes déjà publiés - « Salade composée ou lutte des classes » et « Âge d’or ou prison doré » notamment -, mais d’autres me laissent penser que l’embrouille à la sauce mutu va rapidement s’inviter.
Et pour cause, comment résister à l’envie de taper sur un texte comme *** ?
À la première lecture, je n’ai pas compris grand-chose pour être honnête. À la seconde non plus, mais j’étais sûr de vouloir faire une réponse.
Les premiers éléments gratte-poils sont le style et le ton d’***, écriture sibylline à la sauce comité invisible d’un côté (en témoignent les citations de Deleuze et Guattari), ton pédant et donneur de leçon de l’autre (en témoignent les citations de Deleuze et Guattari ). Une approche qui semble bien loin de celle revendiquée par le journal : « Un effort d’accessibilité doit être fait dans toutes les productions. C’est-à-dire en évitant les termes jargonneux, en expliquant certains termes, en évitant les références de milieux ou les tournures de phrases trop alambiquées. »4. Et c’est vrai qu’il semble logique si l’on veut poursuivre la démarche des groupes publics et ouverts d’exiger l’usage d’une langue la plus claire possible ainsi qu’un travail de vulgarisation de la théorie. Objectif clair, permettre et donner envie aux camarades de lire pour s’épaissir politiquement. On peut pas dire que ce soit l’objectif que poursuit *** !
Même avec bonne volonté, on se perd rapidement dans la sinuosité du propos et les concepts fumeux rangés derrière des majuscules : le Camp, le Réseau, la Fédération etc. À tous connaisseurs du comité invisible, cette tendance à faire enfler une notion pour lui donner le vernis de l’intuition géniale doit rappeler quelques souvenirs. Et, vraiment, on sent une filiation de ce texte avec la manière dont écrivaient les appelistes5 : l’emphase, le bon mot, la formule qui sent l’aventure des lendemains qui chante… Il faut dire que ces gars étaient passés maîtres dans l’art de recruter leurs ouailles grâce à leurs écrits au ton prophétique. Mais, à la pratique, on cerne vite la magouille que constitue une production intellectuelle qui peut vouloir dire tout et son contraire, où il n’y a rien de solide à attraper6, verbiage sans fond qui a ouvert le chemin à toutes leurs compromissions7 sans laisser aucun héritage théorique solide. Toutefois ce langage était puissant à ses débuts, il a fait tourner plus d’une tête et chaviré plus d’un cœur, mais, maintenant, usé comme il l’est, ses effets de manches sont sans pouvoir.
Si d’aventure on persévère dans la lecture d’*** et qu’on cherche à synthétiser son propos, il est possible d’y distinguer deux idées majeures.
Premièrement, le mal qui explique la faiblesse de l’autonomie, c’est son incapacité à entendre, accepter et intégrer la critique. Tout ne vient peut être pas de là pour l’auteur d’*** mais puisqu’il ne parle de rien d’autre, il nous faut bien considérer que c’est là pour lui la cause principale de cet échec. C’est cette incapacité qui expliquerait que l’autonomie rassemble si peu (faiblesse numérique), que les liens entre ses membres ne soient ni « profonds » ni « sincères » (faiblesse morale) et qu’elle soit incapable de considérations sur le temps longs (faiblesse stratégique). Face à ce bilan, dressé sans jamais s’appuyer sur aucun exemple, l’auteur nous propose un remède, le Camp. Une proposition insaisissable : le Camp existe déjà8, il est le rassemblement de tout ce qui s’est fait jusqu’ici à la gauche de la gauche, il faut juste y pousser les contradictions etc. Suit une série de conseils tautologiques, façon bilan de compétence CAF, sur les différentes manières de s’améliorer pour les groupes autonomes. Et qu’y trouve-t-on comme proposition nouvelle? Rien9 Pourquoi écrire un texte aussi long alors ? Bonne question !
Finalement en lieu et place de suggestions sur l’organisation, il faudra se contenter de cris de ralliement éculés : Bâtissons le Camp, faisons émerger un Nous, etc.
En parallèle, et voilà la seconde idée, l’auteur s’attaque à ce qu’il nomme fétichisme : fétichisme, de l’alliance, fétichisme du groupe, etc. Considérons que l’usage qu’en a l’auteur est l’usage commun, une survalorisation de la forme (tel type d’organisation) au détriment du but qu’elle se donne (la révolution par exemple). Il existe une longue tradition critique chez les révolutionnaires sur l’organisation devenue frein à la lutte voire moteur de la contre-révolution, mais ce que nous propose ce texte c’est autre chose, pratiquement une mystique du deuil. Pas grave si vos organisations meurent, pas grave si vos structures s’effondrent et que vos efforts sont vains, pas grave si l’on perd des camarades ! C’est sans doute pour le mieux… Sur ce riche compost grandira le Camp et, qui sais, peut-être même la révolution. Doit-on cet étrange Tao aux difficultés que rencontre la Défense collective ces derniers temps ? Car si peu importe qu’on fasse ou qu’on ne fasse pas, que tout est toujours pour le mieux, alors pourquoi faire ?
Bref voilà ce qui ressort de ce texte : Camarades, continuez à faire ce que vous faites mais admettez un peu les critiques qu’on vous adresse, et si tous vos efforts s’effondrent du jour au lendemain peu importe, d’une manière ou d’une autre l’autonomie y gagnera.
Voilà, dans un premier temps je voulais m’arrêter là. Étriller ce texte, affirmer un peu méchamment que s’il y a bien un drame dans une partie de notre production théorique c’est qu’elle brille fort et sonne creux, ce qui, en soit, peut donner envies de déserter la lecture. Cependant il m’a semblé que ne parler que du texte sans évoquer la forme du média serait injuste et de peu d’intérêt car ce serait considérer qu’il n’y pas de lien entre les deux.
Pourquoi écrire ?
Pour être complète cette question devrait finir par « …quand on est révolutionnaire ? ». Pourquoi écrire quand on est révolutionnaire ? Commençons par une réponse simple que nous déplierons ensuite : Écrire doit servir à accompagner et soutenir le travail politique entrepris 10. Rien de bien engageant dans ce genre d’affirmation, c’est vrai, mais déjà elle nous éloigne de ceux qui pensent que l’écriture se suffit à elle-même, qu’elle est le travail politique. Maintenant, penchant nous plus avant sur les différents types d’écritures possible.
Le réflexe de beaucoup de camarades lorsqu’ils se mettent à écrire, c’est de créer un journal. Après tout, il y a une longue histoire du journalisme révolutionnaire depuis 1789 au moins, pourquoi ne pas s’inscrire dans cette lignée ? Diffuser des énoncés, des informations, des réflexions pour faire un travail de propagande qui va à l’encontre de celui de la presse mainstream (ou presse capitaliste), pourquoi pas ? Eh bien il se trouve qu’il y a eu deux trois innovations depuis la révolution française qui nous empêchent de faire jeu égale avec cette presse. La qualité des journaux capitalistes et leur niveau de diffusion étant sans égal avec ce qu’il nous est possible de produire, tenter d’avoir une prise sur le monde par là paraît aussi utile que pisser dans un violon. Sur les réseaux sociaux, la lutte est peut-être moins inégale et si l’on veut faire dans la bataille de l’opinion public, c’est sans doute là qu’il faut aller.
Reste la possibilité d’un journal contre-culturel - type fanzine - avec une diffusion locale, ce qui semble être le modèle de camarades toulousains avec le SEUM11. Mais, dans ce cas, le journal apparaît pratiquement comme un prétexte, un support. Ce qui est important c’est bien plus les rencontres autour des moments où on distribue le journal, que le contenu du journal en lui-même. On est pas loin de la fonction que remplissent tracts et tractages.
La seconde possibilité qu’offre l’écriture pour les révolutionnaires, c’est le travail de liaison : rassembler et diffuser des informations sur les luttes en cours dans chaque coin de la France. Pas des infos mythos ou du remâché de dépêches AFP mais des récits faits par des gens qui participent à ces luttes ou qui les documentent de très près. C’est le modèle de feu les bulletins de l’ICO12. L’usage des réseaux sociaux pourrait laisser penser qu’un tel travail n’est plus utile puisque les informations circulent désormais facilement. Pour moi, c’est une erreur de croire ça. La question de quelles informations circulent (rédigées par qui, de quelle qualité etc..) demeure, et apparaît un nouveau problème, la vitesse de renouvellement-disparition des informations. Une vitesse d’effacement qui rend plus difficile l’accès aux récits de luttes qui peuvent intéresser les camarades
sur un temps long. Par ailleurs s’arrêter ce serait rater l’essentiel car ce travail de liaison n’a pas uniquement vocation à faire circuler l’information, il a aussi un pouvoir constituant. Expliquons ce gros mot : en poussant des gens à écrire régulièrement sur leur lutte – son déroulé, ses réussites, ses échecs, ses suites - on les incite à faire un travail de mise en commun (a-t-on compris les mêmes choses, voit-on la situation de la même manière, que peut-on au dire aux camarades à l’extérieur) qui solidifie un groupe de lutte. À un second niveau, le bulletin de liaison est constituant aussi par la mise en relation de différents groupes de luttes et grâce aux reflets qu’il donne à tous ceux qui luttent (ou lutterons bientôt) dans des conditions similaires, permettant par là la construction d’une subjectivité de classe.
Enfin reste la production de théorie. Cela peut aller du journal théorique ou de vulgarisation théorique au bouquin. L’écrit est encore ce qui se fait de mieux pour véhiculer des pensées complexes qui demandent temps et espace pour se déployer13.
Je dois dire ici que je crois fermement que la pratique révolutionnaire a besoin de théorie. Celle-ci permet de prendre de la distance avec les évènements, de se sentir moins démunis, d’être plus imaginatif et de solidifier un rapport de rupture avec le monde quand tout nous pousse à reprendre le chemin d’une vie normale : travail, famille etc… Ajoutons que la théorie peut prendre bien des formes. Ainsi, le travail de mise en perspective historique proposé par les Archives Getaway qui produisaient sur certains sujets (défense au tribunal, école etc..) des corpus de textes écrits par des révolutionnaires sur presque un siècle, remplis cette fonction qu’a pour nous la théorie14.
La forme pour le fond
Propagande, liaison, réflexion. Pourquoi tout ce morceau sur les trois grandes possibilités qu’offrent l’écrit au révolutionnaire ? C’est que Sans trêve en est à ses débuts et que je crois que la volonté de créer un média, de vraiment le faire, d’avoir du concret à se mettre sous sa dent l’a emporté sur l’élaboration d’une forme qui pourrait servir au mieux la démarche que revendique le journal. Si les choses restent en l’état, des textes comme ***, moitié exercice de style, moitié délire individuel, continueront d’être écrits et publiés. Parfois, peut-être, des réponses plus ou moins agréable, comme celle-ci, y répondront et voilà tout. On pourrait arguer que c’est une bonne chose, qu’il y ait du débat, de la contradiction, des échanges, une émulation intellectuelle et critique mais pour en revenir aux site mutus, s’ils avaient cette qualité d’être très ouverts et de permettre l’expression d’un certain nombre de contradictions, qui les a fréquenté15 se rappelle surtout la bouillabaisse mentale qui y régnait. Chacun y allait de sa marotte personnelle : palestine, big pharma, société de contrôle, genre, luttes du peuple kurde, versant parfois dans la névrose ou les théories conspi. Le tout donnait une pâte assez indigeste où il fallait aimer fouiller pour trouver quelques textes qui valaient le coup, et ce qui était en partie la cause de ce problème, c’était le fait même permettre à chacun de venir déposer un texte sans aucun soucis de ceux des autres et d’un quelconque travail commun. Résultat, grosse quantité de texte, faible qualité, et surtout cette sensation d’être noyé dès qu’on ouvrait un mutu. L’inverse donc d’un outil qui permettrait de construire une pensée critique collective.
La forme conditionne le fond. Un média qui permet un travail d’élaboration collectif sur certains sujets n’a pas la même valeur qu’un ensemble de textes pensés séparément et simplement hébergés au même endroit. Puisque Sans trêve ambitionne de produire un espace de réflexion qui soit « à la hauteur de l’époque », il ne peut à mon sens se contenter d’espérer que les contributions individuelles vont d’elles-mêmes se compléter les unes les autres et s’enrichir mutuellement. Un cadre et une méthode permettant la mise au travail sur des thèmes qui seraient disséquer de dizaines de manières différentes, voilà ce qui me semblerait à la hauteur; à la hauteur de l’époque, peut-être, mais surtout à la hauteur de ce que sont les groupes publics ouverts d’intervention comme façon de faire de la politique.
Michel
Les sites mutus sont des médias alternatifs et participatifs. En France la première génération de ces sites mutus était hébergée par indymédia, une plateforme créée à la fin des années 90 pour couvrir les évènements des contre-sommets altermondialistes (ex: nantesindymedia), la seconde génération autour d’un réseau de sites appelés MUTU (ex: expansiveinfo). ↩︎
https://mars-infos.org/pourquoi-nous-avons-depublie-les-5589, un exemple marseillais de reprise en main. ↩︎
Pour la qualifier très rapidement cette frange est, entre autre chose, très ouverte à l’intersectionnalité et favorable à un antifascisme qui ne renie pas de composer avec la gauche. Les textes qui s’opposent à cela sont souvent refusés. ↩︎
Contribuer - Sans-trêves ↩︎
Nébuleuse politique des années 2000 / 2010, très présente dans la lutte contre l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes et dont les écrits théoriques furent signés au nom du comité invisible. ↩︎
Pour une critique plus aboutie de l’écriture appelistes : Pourquoi l’appel est une impasse - Fleurs arctiques. ↩︎
Jusqu’au syndicat de juges ! https://www.youtube.com/watch?v=yS7GKZaMKAk ↩︎
« Le Camp n’a pas besoin d’être créé – il opère déjà – car il y a déjà de l’organisation – de l’échange de savoirs, du débat, de la mise en mouvement – dans des perspectives révolutionnaires. Le Camp – tout comme le Parti, la Plateforme et la Conspiration – demeurent toujours à l’état de tendance dans les structures. Alors il ne s’agit pas tant de créer le Camp que de le pousser vers ses limites : comment le rejoindre, l’étendre et l’approfondir ? » ↩︎
Je m’autorise à mettre tout de même quelques exemples de ces propositions histoire de ne pas trop rapidement être taxé de mauvaise foi. « Assimiler les savoirs des autres membres du groupe et partager les nôtres. Prendre en considération les avis des autres et ne pas hésiter à donner le sien. Se laisser porter par les initiatives des autres membres et devenir soi-même force d’initiative ». ↩︎
Nous évacuons ici la question de l’écriture de tracts et de textes collectifs dans les groupes politiques qui nous semblent être non pas de l’écriture à côté ou en plus du travail politique, mais bien le travail politique lui-même. ↩︎
Informations Correspondance Ouvrières (1960-1973) - [Fragments d’Histoire de la gauche radicale] https://archivesautonomies.org/spip.php?rubrique42 ↩︎
Pour la vulgarisation théorique par contre la radio, le travail vidéo et la BD me semblent bien plus adaptés. ↩︎
Et là je me dois de me fendre d’une dédicace à la section « textes refusés » de nantes indymédia qui était vraiment la perle parmi les perles. ↩︎