
La Débâcle - Éléments pour une analyse matérialiste du mouvement du 10 septembre
21 September 2025 à 18h02
Étant donné la situation dans laquelle elles se trouvent, les classes moyennes d’encadrement sont poussées à la radicalisation et émettent régulièrement des appels incantatoires qui n’engagent que ceux qui ont encore de bonnes raisons d’y croire. Les réponses organisationnelles toutes faites apportées suite à la séquence ratée du 10 septembre réduisent le problème à de pures considérations tactiques. Or, les questions tactiques sont surdéterminées par des rapports de classe ; ce qui s’est passé dans les assemblées et dans la rue n’est que l’expression d’une lutte de classes : celle des classes d’encadrement pour la reconquête d’une hégémonie politique.
Si le mouvement du 10 septembre risque d’entrer rapidement dans l’oubli, il nous semble néanmoins utile d’y revenir parce qu’il permet d’observer à l’œil nu certaines des contradictions les plus frappantes de notre époque. En l’espèce, la journée du 10 semble présenter sous une forme ramassée et pour ainsi dire dramatisée les impasses d’une partie des luttes récentes. Cette journée fut pour nous surprenante à deux égards. Premièrement, par la quantité de préparation qu’elle a suscitée. Des dizaines de milliers de personnes se sont engagées dans des formes d’organisation diverses et ont donné de leur personne pour préparer un mouvement qu’elles espéraient massif. Rarement un mouvement politique n’avait suscité un tel effort de structuration, qui plus est en dehors des organes politiques et syndicaux. Pour autant, malgré les efforts engagés en amont, les réussites tactiques de la journée du 10 ont été très limitées, voire nulles. De plus, cette journée semble n’avoir produit aucun effet d’entraînement, peinant à se renouveler après une unique journée de mobilisation. Pire encore, le mouvement n’est pas parvenu à peser d’un quelconque poids sur la crise politique en cours puisqu’il a échoué à conjurer la perspective d’un budget austéritaire1. Ce qui nous frappe, c’est l’écart entre la masse d’organisation engagée pour cette journée, et le résultat concret sur lequel elle a débouché : un relatif néant.
Pour le comprendre, une simple analyse tactique et organisationnelle de la journée et de sa préparation nous semble très largement insuffisante. On pourra probablement se demander éternellement ce qui a manqué, ce qui n’allait pas, ci dans les slogans, ci dans les modes d’organisation… Mais en se limitant à cela, on manque l’essentiel selon nous, à savoir la situation sociale et historique déterminée dans laquelle tout événement politique prend place, et qui le conditionne. Pour expliquer notre démarche théorique, il nous semble important de dresser rapidement quelques principes d’analyse généraux. Nous avons parlé de « situation sociale et historique ». Qu’est-ce que cela signifie concrètement ? Que toute activité politique doit s’analyser non pas isolément, mais comme l’activité spécifique d’une classe sociale spécifique2 (c’est l’aspect social), et que les modalités de son activité dépendent de la dynamique historique dans laquelle elle se situe : quel est son devenir, quelles sont les contradictions qu’elle doit résoudre (c’est l’aspect historique).
Pour comprendre ce qui s’est joué le 10 septembre et avant, on doit répondre à une série de questions. La première concerne la composition sociale du mouvement : qui, au juste, s’est mobilisé ce mercredi 10 septembre ? À cette question, on répond habituellement que c’est « le public de gauche », mais qui est ce public ? Quelle place a-t-il dans les rapports de production, quel est son rapport avec les autres classes ? On peut répondre provisoirement à cette première question : le peuple de gauche est très largement composé de ce que l’on pourrait appeler les classes moyennes d’encadrement (professeurs, éducateurs spécialisés, travailleurs des secteurs culturel et associatif, etc, et bien sûr les étudiants qui se destinent à ces professions). Précisons dès maintenant que cette définition ne dit pas grand chose en tant que telle, et qu’il sera nécessaire de l’affiner plus tard.
Toujours est-il que cette réponse implique une nouvelle question : qu’est-ce qui, dans la situation objective de classe de celles et ceux qui se sont mobilisé.es, leur impose d’agir politiquement, et pourquoi maintenant ? Qu’est-ce qui, dans la séquence historique actuelle, menace les classes moyennes d’encadrement au point qu’elles soient depuis quelques années dans un état de mobilisation politique permanente ? Nous pensons que la source de ce phénomène se trouve dans les conditions sociales nouvelles qui s’imposent à elles et auxquelles elles réagissent. Enfin, une troisième question en découle : qu’est-ce qui, dans ces conditions, impose à ces individus historiquement situés les conditions de leur action, leur mode d’organisation, leurs mots d’ordre, leurs choix tactiques ? Pourquoi ces classes moyennes se mobilisent-elles de cette manière spécifique et pas d’une autre ? Cette question appelle elle aussi une réponse qui trouve sa source dans les conditions objectives qui s’imposent aux acteurs.
En bref, il faut immerger l’activité politique dans la lutte de classes plus globale. L’analyse de classe n’est pas qu’une coquetterie théorique, ou un effort de raffinement sociologique superflu : ce sont ces réalités qui déterminent largement la teneur des luttes politiques, et donc les limites dans lesquelles elles sont prises. Les conditions historiques agissent comme un aiguillon puissant, qui fixe le contenu de toute activité de classe. En en faisant abstraction, on condamne tout effort d’analyse à se réduire à un bavardage un peu vain.
Gérer la fin du monde ouvrier
Pour comprendre la situation actuelle, il nous faut faire un saut dans le passé, et analyser les conditions d’émergence et de développement de ces classes moyennes d’encadrement, durant les années 1980. En analysant leur contexte historique d’apparition, nous pourrons mieux comprendre leur rôle et leur subjectivité politique. Quand les socialistes arrivent au pouvoir en 1981, le modèle productif keynésien-fordiste est en crise. Celui-ci était fondé sur la centralité de la classe ouvrière dans le processus de production, et l’imposition progressive de l’organisation dite scientifique du travail dans l’usine. A partir de la fin des années 1970, les signes d’essoufflement de ce modèle se multiplient, et les premières fermetures d’usine imposent aux élites politiques de trouver une sortie de crise en forgeant un nouveau modèle productif. Celles-ci misent alors progressivement sur le développement d’une industrie high-tech, produisant des biens à haute valeur ajoutée, et nécessitant une force de travail très qualifiée.
Logiquement, comme l’ordre usiniste se délite, la gestion et la requalification de la classe ouvrière prennent alors une importance cruciale. Ainsi, les budgets alloués à l’éducation, au travail social, à l’intégration, ou à la médiation culturelle, connaissent une forte hausse, ce qui conduit à l’émergence progressive d’une nouvelle classe d’encadrement située en dehors de la sphère productive (contrairement donc aux classes d’encadrement classiques : ingénieurs, contremaîtres, managers, etc..) : les éducateurs spécialisés, les professeurs, les médiateurs culturels, les travailleurs sociaux, le monde associatif, deviennent un pilier du nouvel ordre social en gestation. En effet, ceux-ci savent se rendre indispensables dans les années 1980 pour deux raisons. D’une part, ils permettent de gérer les effets sociaux de la désindustrialisation, du chômage de masse, et de la déliquescence du monde ouvrier. De plus, ils sont le pilier d’un projet politique et social qui vise à substituer à la vieille classe ouvrière d’usine une autre, nouvelle, mieux formée, mieux payée, et plus docile, car socialisée par ces nouveaux professionnels de l’encadrement. Ce projet constitue par ailleurs la promesse d’un nouveau compromis social : en échange de leur liquidation politique, les ouvrier.ères se voient offrir de nouvelles perspectives de promotion sociale par l’éducation.
Mais dans les faits, ces professionnels de l’encadrement se voient vite confier la basse besogne d’orienter la force de travail juvénile vers des boulots dans les nouveaux métiers de service, non qualifiés, et payés au SMIC. Leur position d’intermédiation entre le capital et la force de travail est la base de leur activité politique : ils cherchent à se rendre indispensables en posant l’État social (c’est-à-dire, en fait, eux-mêmes) comme bouclier contre la violence du marché, et comme vecteur d’intégration. Comme nous allons le voir, cette activité politique se fera de plus en plus insistante à mesure que la restructuration des rapports de classe les rend de plus en plus superflus.
Conjurer le déclin
Puissantes numériquement et politiquement dans les années 1980-1990, les classes d’encadrement vont connaître un déclin significatif à partir des années 2000. Leur essor, on l’a vu, s’explique par le double besoin de gérer la sortie du modèle keynésien-fordiste et de bâtir un nouvel ordre social fondé sur l’éducation. Mais, au tournant des années 2000, ce projet se heurte à la réalité des rapports de classe. Les capitalistes ont en effet davantage besoin de travailleurs non-qualifiés dans le secteur des services, et moins d’ouvrier.ères qualifié.es dans l’industrie3 : les discours sur l’importance de l’école, la nécessaire réindustrialisation ou les promesses du numérique souffrent d’un décalage croissant avec la réalité. Dans ce contexte, la gestion de la force de travail passe de moins en moins par l’accompagnement, et davantage par la contrainte et le contrôle. Les élites politiques, contraintes par le nouvel ordre productif qui s’impose à elles, initient, à partir de la fin des années 2000, un mouvement de restructuration dans les secteurs de l’encadrement social, qui passe par une restriction des budgets et l’imposition de nouvelles méthodes de travail. La perte de centralité des classes d’encadrement dans la gestion des rapports sociaux entraîne leur liquidation progressive de la part de l’État. Ainsi, pour celles-ci, et en particulier pour ce qui constitue leur cœur originel, à savoir l’enseignement public et la médiation culturelle, on observe une attrition des effectifs, une réduction des moyens financiers et un éloignement progressif du centre du pouvoir politique.
Cela se traduit, aussi bien au niveau national qu’au niveau local, par l’affaiblissement du pouvoir de négociation des classes d’encadrement avec les gouvernants : les syndicats enseignants sont méprisés, les collectivités locales réduisent les subventions du monde associatif année après année et les mobilisations du monde de la culture sont allègrement ignorées. Plus largement, les positions politiques qu’artistes, enseignants ou associatifs avaient réussi à obtenir dans les années 1980 s’étiolent et disparaissent peu à peu. Les classes moyennes d’encadrement dénoncent donc le manque de moyens financiers qu’on leur accorde mais éprouvent surtout une indifférence manifeste du pouvoir politique à leur égard. C’est dans ce contexte qu’émergent les mobilisations citoyennistes centrées sur le besoin de démocratie, comme le fut par exemple Nuit Debout en 2016 ou la réaction épidermique lors de l’utilisation du 49.3 pour faire passer la réforme des retraites en 2023. Le développement d’un projet de régénération démocratique, porté par cette couche sociale4, est un outil pour leur permettre de reconquérir une centralité politique perdue. La dénonciation des dysfonctionnements de la Vème République ou de la sévérité administrative accrue vis-à-vis des associations peut ainsi être analysée comme une réponse à leur marginalisation économique et politique, elles qui avaient réussi à acquérir une place centrale dans l’ordre productif issu des années 1980.
Le sentiment d’urgence qui les anime les conduit alors à se trouver en porte-à-faux vis-à-vis de leurs alliés traditionnels, à savoir les syndicats, encore largement mûs par la défense des travailleurs manuels et des vieux bastions industriels. En effet, si le déclin des classes d’encadrement s’accélère dans les années 2010, le modèle syndical français, constitué certes de « coups de pression » dans la rue ou sur les piquets de grève, mais surtout de négociations avec l’État et le patronat, s’inscrit dans un temps long et a assez peu évolué au cours des dernières décennies. Ce décalage entre les pratiques syndicales et l’affolement des classes d’encadrement amène ces dernières à essayer de rompre le cordon avec les syndicats, tant dans les mots d’ordre que dans les pratiques. En cherchant à mener des luttes indépendamment des syndicats, voire contre eux, les classes d’encadrement éprouvent parfois leur force (comme en 2016, avec le surgissement du cortège de tête), mais bien plus souvent leur faiblesse, à chaque fois qu’elles ressentent leur incapacité à bloquer le pays sans le soutien des raffineurs ou des cheminots. Fragilisées et en décalage avec les intérêts matériels et politiques de leurs anciens alliés, elles sont donc portées à la radicalisation.
Le « mouvement du 10 septembre », ou l’histoire d’une illusion
Mais cette dynamique implique la nécessité de trouver d’autres alliés de classe pour sortir de l’isolement politique. La tentation des appareils politiques, mais aussi des divers collectifs et individus « en lutte » de se rapprocher des autres luttes de classe est donc une nécessité impondérable, qui les pousse à tenter de bâtir un nouveau sujet politique artificiel qui déborde de ses propres limites de classe. Cette construction est corrélative de la volonté de produire un projet de nature interclassiste mais hégémonisé par les classes moyennes d’encadrement. Nous nous bornerons ici à deux exemples. Le premier concerne la France Insoumise, qui, contrairement aux autres appareils de gauche, est lucide sur la nécessité de sortir les classes moyennes de leur isolement. La stratégie du « réservoir de voix dans les quartiers » en est l’illustration la plus cynique. Mais ce cynisme n’est pas cantonné aux appareils politiques et syndicaux. Durant le mouvement des Gilets Jaunes, on a pu observer la façon dont ce même public de gauche, est effectivement parvenu à « structurer » la queue de comète du mouvement, du point de vue revendicatif et organisationnel. Ainsi, l’adoption d’un programme politique qui reprend dans les grandes lignes celui des partis de gauche classique, mais aussi l’organisation d’assemblées dans les centre-villes constitue la patte spécifique des mobilisations ratées de cette classe moyenne. Une fois le mouvement des Gilets Jaunes encadré, il pouvait tranquillement s’acheminer vers sa belle mort.
Mais ces tentatives de convergence (à l’extérieur des syndicats donc) se soldent toujours par un échec, renvoyant les classes moyennes d’encadrement à leur isolement initial. Ce dernier, couplé à l’urgence de combattre des budgets qui leur sont de plus en plus défavorables, rend de plus en plus pressante la nécessité de trouver de nouveaux alliés. Ainsi, au mois d’août 2025, quand les premiers appels pour le 10 septembre apparaissent sur les réseaux sociaux, leur origine floue rend possible une illusion politique : il y a quelque part un peuple qui lutte déjà, qui veut lui aussi la chute de Bayrou. Les militants des classes moyennes qui rejoignent l’organisation du mouvement le font ainsi sur la base d’un malentendu, puisqu’en fait ils sont les seuls à s’activer pour le faire exister. Ainsi, le peuple de gauche hallucine dans un peuple imaginaire le reflet de sa propre activité de classe.
D’un point de vue organisationnel également, l’analyse du mouvement du 10 septembre doit s’immerger dans la situation historique. L’isolement des classes d’encadrement et leur sentiment d’urgence (il faut agir maintenant et le faire le plus radicalement possible) conditionnent la manière dont elles structurent le mouvement. Les AG ont donc, de ce point de vue, une double vertu. Premièrement, par leur caractère formellement ouvert, elles alimentent l’illusion d’une participation massive et interclassiste au mouvement qu’elles préparent. Deuxièmement, par la promotion de l’auto-organisation, ces AG constituent un moyen pour s’émanciper de la tutelle des directions syndicales, et ainsi poursuivre leurs propres objectifs de classe. En bref, tout cela vise à disputer une hégémonie sur les mobilisations « de gauche » aux partis, mais surtout aux syndicats, et à imposer politiquement les nécessités de la classe moyenne.
En somme, le mouvement est intégralement structuré politiquement par les classes d’encadrement. Mais cet effort immense ne fonctionne que sur la base d’une illusion qui permet d’alimenter la machine organisationnelle : l’idée qu’autre part « un peuple », composé d’autres segments de classe, s’organise et est prêt à rejoindre le 10 septembre pour renverser la table aux côtés des classes moyennes. Si celles-ci se racontent des histoires c’est qu’elles n’ont plus le choix, elles sont obligées de faire perdurer ce malentendu pour continuer d’espérer une victoire. Mais ces illusions ont été brutalement dissipées le 10. Elles se retrouvent seules pour la première fois depuis longtemps et dans une position politique peu avantageuse : la classe moyenne est isolée et affaiblie, elle ne parvient plus à peser politiquement.
Les déboires de l’autonomie de classe (moyenne)
Le premier aspect de la faiblesse des classes d’encadrement est tactique. Pour mener leur lutte, dans la séquence la plus récente, elles disposent en réalité d’un nombre limité d’outils en raison de leur position spécifique dans l’appareil productif. Chargées de former, d’orienter et de canaliser la force de travail peu qualifiée, elles sont, on l’a dit, extérieures à la sphère productive. La possibilité de « bloquer l’économie » par la grève n’existe donc pas pour elles, et ne reste alors à leur disposition que le blocage des flux : à défaut d’interrompre la production de marchandises, il demeure possible de ralentir leur circulation. En ce sens, l’accent mis sur le blocage, loin de constituer une percée tactique particulièrement pertinente, relève davantage du choix par défaut. Malheureusement, à moins d’être extrêmement nombreux - ce qui est très rarement le cas -, ou d’agir conjointement avec des travailleurs réellement en mesure de bloquer la production - ce qui arrive parfois -, les militants de gauche ont bien du mal à faire en sorte que leurs blocages produisent autre chose qu’un effet symbolique. Ces derniers, qu’ils aient pour cible un périphérique, un centre commercial, un entrepôt logistique ou une gare, durent tout au plus quelques dizaines de minutes et leur effet sur l’activité économique est quasi-nul. Et c’est bien ce qui s’est passé le mercredi 10 septembre.
Ce jour-là, mais c’est régulièrement le cas à chaque journée de mobilisation, aux brefs blocages matinaux ont succédé les rassemblements dans les centre-villes et ceux-ci sont rapidement devenus des cortèges sauvages qui ont pu déambuler plusieurs heures. Ces manifestations sauvages sont en quelque sorte une tentative de poursuivre les blocages du matin sous une autre forme : le fait même de déambuler sans objectif précis constitue un but en soi pour les manifestant.e.s, guidé.e.s par l’idée vague que l’accumulation de manifs sauvages finira par bloquer les axes de circulation et perturber l’activité des commerces locaux. Mais là encore, les effets sont généralement limités à quelques minutes. Ainsi, la rue, bien loin de constituer un espace où instaurer un rapport de force, se révèle plutôt être un déversoir par défaut pour une classe qui a perdu toute possibilité de peser politiquement. En somme, les modes d’action adoptés par les militants de gauche le 10 septembre ont surtout révélé leur incapacité à mener une véritable lutte politique.
Le 10 septembre, on l’a dit, la mobilisation est restée limitée aux classes d’encadrement, avec les résultats politiques décevants qu’on a décrits. Leur tentative d’émancipation vis-à-vis des syndicats ayant échoué, elles ont rapidement tourné la page du 10 pour tout miser sur une nouvelle journée de grève inter-syndicale le 18 septembre ; avec l’espoir que, cette fois, il y aurait assez de monde, et qu’avec l’appui des syndiqués la paralysie du pays serait possible. Le report des espoirs sur le 18 septembre montre bien que la tentative des classes moyennes d’agir seules, en mobilisant leurs propres outils et leurs propres modes d’action, a surtout illustré le mouvement dans lequel sont prises les classes d’encadrement : un balancier entre tentatives d’autonomisation et retour dans les carcans de la mobilisation syndicale. La volonté de s’inscrire dans une continuité avec le mouvement des Gilets Jaunes ou avec les émeutes pour Nahel revient beaucoup. Mais ce que beaucoup feignent de ne pas voir, c’est que les fois où les équilibres politiques et sociaux ont été menacés par des mouvements de classe, les classes d’encadrement en étaient soit exclues, soit y restaient minoritaires.
Conclusion - Un craquement profond et formidable
Étant donné la situation dans laquelle elles se trouvent, les classes d’encadrement seront sûrement amenées à poursuivre leur radicalisation et continueront à émettre des appels incantatoires qui n’engagent que ceux qui ont encore de bonnes raisons d’y croire. Les réponses organisationnelles toutes faites apportées suite à cette séquence ratée du 10 septembre réduisent le problème à de pures considérations tactiques. Or, les questions tactiques sont surdéterminées par des rapports de classe ; ce qui s’est passé dans les assemblées et dans la rue n’est que l’expression d’une lutte de classes : celle des classes d’encadrement pour la reconquête d’une hégémonie politique. Cette lutte se fait aussi nécessairement contre d’autres segments de classes qui n’ont ni les mêmes intérêts, ni les mêmes aspirations.
Ainsi, bien loin de se limiter à la simple défense de l’État social, les luttes de classe menées par les travailleurs des secteurs déqualifiés impliquent des enjeux plus larges, que nous ne pouvons que présenter dans cette conclusion. Disons donc rapidement que l’émergence d’une nouvelle force de travail non qualifiée, située dans le secteur des services, si elle a permis de faire baisser le prix global de la force de travail, a créé pour le capital au moins autant de contradictions qu’elle n’en a résolues. En ce qui concerne les classes d’encadrement, on l’a dit, le processus est univoque : leur déclin manifeste est amené à se poursuivre. En ce qui concerne les travailleurs peu qualifiés, le processus est plus complexe. Le capital cherche à la fois à déqualifier le travail, en créant une masse de travailleurs interchangeables, cantonnés à la réalisation de tâches répétitives dans les métiers de services, pour faire baisser le prix global de la force de travail. D’un autre côté, il doit s’assurer de la disponibilité de cette force de travail qui refuse sa condition. C’est cette contradiction qui s’applique spécifiquement aux travailleurs déqualifiés, et pas simplement à l’intérieur de l’entreprise : elle touche aussi l’école, le quartier, la famille. Or, ces espaces de confrontation génèrent eux-mêmes des frictions qui exigent à leur tour l’intervention régulatrice de l’État. Ainsi va la lutte des classes, elle n’a pas besoin de s’annoncer comme telle pour agir souterrainement sur les équilibres sociaux. C’est dans le cadre de ce développement que des luttes de classes ouvertes et significatives émergent. Ainsi, les Gilets Jaunes et les émeutes suite à la mort de Nahel scandent le développement de nouveaux antagonismes portés par les segments déqualifiés de la force de travail. L’étude de ces rapports de classe fait l’objet d’un texte à part, pas encore publié, dont nous n’avons pu qu’esquisser un résumé bien trop rapide.
Il faut modifier la manière dont on réfléchit aux problèmes politiques. Plutôt que de se limiter à agir dans le cadre politique précis fixé par chaque mouvement, une réflexion à l’échelle des classes et de leur trajectoire historique s’impose. Ceci, parce que les contradictions de classe ne se limitent pas uniquement à l’échelle d’un mouvement, ou même d’une série de mouvements que l’on pourrait isoler. Au contraire, elles se déroulent sur un temps long, et parfois beaucoup plus silencieux. Observer les luttes de classe par le petit bout de la lorgnette, en se limitant aux moments où elles se font les plus visibles, c’est se condamner à ne s’intéresser qu’à celles qui savent faire le plus de bruit, quand bien même elles se pratiquent en pure perte. C’est pour cette raison qu’il faut détourner le regard des luttes de la classe moyenne, et chercher à analyser quels sont les enjeux matériels et concrets qui sous-tendent les autres luttes de classes. Peu importe quels débouchés pratiques ces analyses produisent, elles sont une étape indispensable pour en accompagner le développement.
Dès lors, il faut prendre acte de l’incompatibilité entre les luttes des classes d’encadrement et celles des travailleurs déqualifiés. Cette incompatibilité implique selon nous de faire un choix. Ou bien continuer à penser qu’on peut ménager la chèvre et le chou en rêvant à une hypothétique convergence interclassiste, ou bien prendre acte de l’antagonisme fondamental entre deux lignes de développement de la lutte de classe.
En l’espèce, les conclusions qu’un tel texte impose sont nécessairement situées. Autrement dit, il n’existe pas de point de vue universel et extérieur sur la lutte de classes, uniquement des points de vue de classe. Il faut donc essayer de neutraliser le point de vue des classes d’encadrement sur le 10 septembre. Si l’on regarde les événements du point de vue des travailleurs déqualifiés, une première donnée saute aux yeux : ces derniers ont refusé, une fois encore, de s’engager dans une mobilisation avec laquelle ils ne partageaient rien, ni les mots d’ordre, ni les modalités d’organisation : ils ont préféré regarder le mouvement mourir de lui-même, plutôt que de s’y investir, ne serait-ce que minimalement. De plus en plus, leur autonomie politique constitue pour eux une condition incontournable pour passer à l’action. De fait, chacune de leurs mobilisations spécifiques s’accompagne de la tentative d’affirmation d’une activité de classe résolument anti-interclassiste.
De ce point de vue, la neutralisation politique des classes d’encadrement constitue un objectif impondérable à moyen terme. Partout, celles-ci agissent comme un vecteur de confusion, et de désagrégation politique. Le 10 septembre en est l’illustration la plus éclatante. Pour passer à l’action les travailleurs déqualifiés devront donc créer des formes politiques qui permettent de mener des luttes de classe indépendamment des segments de classe qui leur font constamment des appels du pied, voire contre eux.
En effet, la chute de Bayrou et la prudence de Lecornu s’expliquent davantage par des enjeux parlementaires internes que par une hypothétique pression de la rue. ↩︎
Ou de la composition de plusieurs classes, bien sûr, mais cette composition découle elle-même de diverses activités de classes distinctes. ↩︎
En témoigne la forte croissance du nombre d’emplois dans les secteurs du care, de la logistique, de la sécurité privée, de la grande distribution, du commerce de détail, etc. ↩︎
Ce projet, s’il est formellement similaire à celui porté par les Gilets Jaunes, s’en distingue donc radicalement par son contenu de classe. ↩︎