
Défendre les pouvoirs populaires
31 October 2025 à 12h07
Dans ce texte, les camarades X et Y prennent à bras le corps les implications d’un constat amer : on ne peut concevoir de révolution victorieuse sans lutte armée. Mais avant toute considération stratégique ou tactique, une question aussi essentielle que délicate doit être résolue : Qu’est-ce qui pousse les gens à cette rupture radicale, définitive, avec la vieille société, à la prise des armes ? Cette question amènera à une critique de la logique insurrectionnelle et de l’avant-gardisme, pour terminer sur une suite de propositions concernant l’orientation et l’organisation, pour l’ici et maintenant.
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I. QUESTIONS DE STRATÉGIE
Un pouvoir populaire en France ne pourra s’établir durablement qu’au prix d’un mouvement qui revendique des combats armés pour briser la réaction des classes dominantes : cette certitude nous vient de l’expérience de tous les mouvements populaires antérieurs, en France et dans les autres pays – de la Syrie à la résistance de Myanmar, en passant par le Népal. La situation soudanaise de ces dix dernières années vient encore nous le confirmer : l’échec successif de l’instauration d’un pouvoir populaire face aux forces réactionnaires armées. C’est-à-dire, pas seulement ce qui ne s’est pas passé, mais aussi l’approbation silencieuse par laquelle la bourgeoisie accueille la défaite de ces tentatives.
Cette certitude, elle nous vient aussi de l’analyse de l’évolution des contradictions dans la France d’aujourd’hui : les progrès de la révolution suscitent le durcissement de la contre-révolution. Et on est forcés de constater, même en dehors de tout parti pris théorique, qu’en dernière analyse l’imagination ne peut éternellement berner la force ; le monde réel n’est pas tout à fait celui de la fable, et il y a des situations où la poésie ne trouve plus son compte. De coup dans l’État en coup dans l’État se perfectionne un État de dictature ouverte, quartier général d’une guerre civile que, comme d’habitude, et comme c’est normal, les élites préparent beaucoup plus froidement que les masses populaires.
Il nous semble, en respectant là un vieux principe, que l’on ne peut vaincre un ennemi en utilisant ses propres logiques. Il est dès lors nécessaire de (ré)examiner les implicites stratégiques, majoritairement martiaux proposés par une vision classique de la révolution qui tente de préparer froidement et scientifiquement cette prise de pouvoir. Nous n’encourageons évidemment pas à s’en tenir à ces quelques préceptes mais une bonne analyse de la situation reste indispensable afin de construire une réelle puissance révolutionnaire.
Alors, d’où peut nous venir l’intuition que ces combats armés ne prendront pas la forme d’une insurrection dirigée contre le pouvoir d’État ? Pour le dire positivement, quelles raisons y-a-t’il de penser que la guerre entre la démocratie et le nouveau fascisme prendra des formes prolongées et dispersées ?
1. La stratégie de la lutte armée peut-elle résulter de considérations purement militaires ?
On ne peut évidemment s’en satisfaire : mobilité, effet de surprise, opérations tactiques « à 10 contre 1 », absence de lignes stables, refus des batailles rangées, sont certes des caractéristiques obligées d’une guerre de pauvres contre des forces armées puissantes : et ces caractéristiques font que la guerre des pauvres est nécessairement dispersée pendant longtemps, et prolongée.
Mais on ne peut réfléchir à une guerre populaire au moyen des seules notions militaires, car il se trouve que les mouvements de masse ne manœuvrent pas spontanément en fonction de raisons militaires. S’attacher uniquement aux problèmes de stratégie et de tactique militaires, c’est donc faire œuvre assez creuse, et supposer le problème fondamental résolu : ce problème qui n’est pas encore de savoir comment se battre, mais bien de savoir comment les gens en viendront à se battre.
Qu’est-ce qui pousse les gens à cette rupture radicale, définitive, avec la vieille société, à la prise des armes ? Voilà la première question que doit se poser toute théorie militaire, car elle commande absolument toutes les autres.
On n’y répond pas en disant simplement, et même en démontrant, « c’est inévitable » ; Guevara, après beaucoup d’autres, était convaincu de la nécessité de la lutte armée contre les classes dominantes, et ses raisons étaient parfaitement «scientifiques » : il est pourtant mort, vaincu après beaucoup d’autres, de n’avoir pas résolu la question : qu’est-ce qui pousse le peuple à prendre les armes ?
2. La lutte armée naît-elle par simple réaction ?
On apporte déjà un peu plus en disant que, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, c’est l’ennemi qui se chargera de faire lui-même l’éducation des gens, que ce sont les actes de guerre commis par l’ennemi qui produiront, par réaction, les premiers actes de guerre du peuple, C’est vrai, mais beaucoup trop vague. Si l’on en restait simplement à cette réponse, et même en ne tenant pour actes de guerre que les seuls meurtres on pourrait alors s’étonner que la contre-guerre, la guerre du peuple, n’ait pas commencé, puisque les possédants ont déjà commis de nombreux crimes. Et en effet, il se trouve des militants ou des gens pour s’étonner que, une petite partie des forces ennemies faisant déjà usage des armes, il n’y ait pas aussi une petite partie des forces populaires qui réponde de la même manière ; et ces gens ont au moins une certain logique avec eux : Si la lutte armée doit naître par simple réaction, comme le crime appelle le châtiment, et si elle n’a pas encore débuté, alors c’est qu’il y a temporisation, hésitation à franchir le pas.
C’est pourquoi généralement on ajoute la thèse suivante : « Il faudra de toutes façons attendre que la majorité du peuple soit convaincue de la nécessité de prendre les armes ; or, comme à l’heure actuelle elle ne l’est pas, etc. » Cette thèse est tout simplement fausse. Penser que, avant que se développe le moindre acte de guerre populaire, il peut y avoir une majorité, ou, variante sans intérêt, une « forte proportion » de la population qui aspire à la guerre contre le capitalisme, c’est penser un ensemble de choses absurdes, de quelque manière qu’on les tournent.
Penser quelques millions de Français convaincus de la nécessité de prendre les armes, et ne les prenant pas, c’est penser une prodigieuse énergie révolutionnaire suspendue, arrêtée, en équilibre instable. C’est donc soit ne rien penser du tout, soit penser aussi une force de refoulement, de contrainte des esprits et des actes, qui fasse barrage et empêche la vague de déferler. En d’autres termes c’est penser un parti état-major d’un combat dont il est le seul à connaître les secrets, multipliant les appels au calme et à la patience et contraignant à observer la trêve jusqu’au moment choisi par lui où il sera enfin juste d’ouvrir les vannes et de laisser libre cours à l’initiative des masses. C’est-à-dire qu’un tel schéma n’est de toutes façons pas pensable sans un rapport autoritaire parti/masses, fondé sur une hiérarchie qui oppose le savoir synthétique du parti au savoir divisé des masses, la volonté consciente, scientifique, du parti, à la volonté éparse, spontanée, des masses. Or nous pensons qu’un tel parti n’est plus possible et surtout pas souhaitable, que l’intelligence des masses, y compris militaire, ne se laisse pas normaliser ni réduire dans celle d’un quelconque comité central.
En outre, sur quoi pourrait bien reposer cette volonté contenue de millions de Français à prendre les armes ? Nécessairement sur des milliers et des milliers d’agressions de l’ennemi ; autant dire que la pseudo-théorie « il ne faudra prendre les armes que lorsque la majorité y sera décidée » revient en fait à laisser une initiative totale au fascisme, et risque fort de se terminer dans les camps de détention ; car on constate généralement, c’est un principe politico-militaire reconnu de longue date, que celui qui prend l’initiative s’assure de bonnes chances de la conserver jusqu’au bout : toutes les expériences historiques prouvent que ceux qui, de bonne ou de mauvaise foi, par aveuglement ou par peur, ont laissé le fascisme marquer des points sans répliquer pendant une longue durée, n’ont jamais pu par la suite reconquérir l’initiative, parce qu’une forte quantité de victoires militaires du fascisme, donc de défaites populaires, ne produit pas la qualité de la révolte, mais la qualité du découragement et du renoncement.
Les deux faits sont liés, prééminence du parti et attentisme devant les initiatives fascistes; l’histoire du 20e siècle ne manque pas d’exemples de partis, prétendument investis de la mission de choisir le meilleur moment pour le déclenchement de la lutte armée, et reculant l’échéance jusqu’au jour où le fascisme s’est consolidé et aguerri, où nous sommes découragés par les défaites subies, et où une avant-garde armée fait – éventuellement, ça n’a de toutes façons plus d’importance – le baroud d’honneur, dernier acte de la tragédie. Le lien entre les deux faits s’exprime ainsi pour un partisan : l’intelligence militaire des masses est nécessairement supérieure à celle du parti ; c’est donc des masses elles-mêmes, du développement réel de la lutte de classe réelle, et non de son reflet déformé dans le parti, que doit venir la lutte armée, son début, ses formes, ses principales étapes.
3. La lutte armée : défense des pouvoirs populaires
Alors, quel événement de la lutte de classes réelle produit le changement radical de la lutte armée. Bien sûr, il n’y a pas de règle absolue. Mais nous pensons que la thèse essentielle est celle-ci : en règle générale, les gens ne prennent pas les armes « pour abattre le pouvoir d’État central », mais « pour défendre le pouvoir qu’ils ont conquis ». Il n’y a pas besoin d’être une forte tête en dialectique pour voir qu’il s’agit, en fin de compte, de la même chose : défendre un pouvoir populaire, c’est bien évidemment attaquer le pouvoir d’État central, le pouvoir des classes dominantes. Comme le dit le vieil adage, défendre l’usine occupée de Lip c’était attaquer l’État de Pompidou, tout comme défendre les ronds points fût la plus grande attaque contre l’État de Macron. De même que, dans la science militaire, la défense et l’attaque sont, en fin de compte, la même chose, puisqu’elles visent toutes deux la destruction des forces de l’adversaire : on se défend pour attaquer ; il n’empêche qu’il y a de profondes différences entre une stratégie reposant sur la défensive stratégique et une stratégie reposant sur l’offensive stratégique : ni le type d’armée, ni le type et la durée de la guerre, ne sont les mêmes : eh bien, une révolution qui vise à prendre le pouvoir d’État central et une révolution qui vise à établir et à défendre des pouvoirs populaires ne sont pas non plus semblables.
Les gens sont ainsi faits qu’ils se battent plus volontiers, si l’on peut dire, pour défendre quelque chose qu’ils ont acquis, qu’ils ont construit, que par conviction théorique sur le rôle de la violence dans l’histoire. Le sous-commandant Marcos se bat pour montrer aux paysans latino-américains que la guerre révolutionnaire est possible : mais, qu’elle soit possible, personne n’en doute ; ce dont beaucoup de gens doutent, c’est qu’elle soit nécessaire ; et jamais aucun discours théorique, aucune « propagande » ne les en convaincra, parce qu’aucun livre ne peut convaincre d’aller risquer sa vie ; et même la misère la plus noire ne convainc pas forcément que la guerre est la seule issue. Ce qui convainc de la nécessité de se battre, c’est de changer sa vie, et de constater que cette vie nouvelle est attaquée par la force ; en d’autres termes, c’est de conquérir un pouvoir, et de le voir combattu par les armes ennemies ; la violence populaire est nécessairement fondamentalement défensive ; mais pas dans le sens banalisé « répondre à la violence par la violence » ; dans le sens plus plein : opposer un pouvoir populaire au pouvoir réactionnaire, et le défendre contre les assauts inévitables. La révolution chinoise s’est faite ainsi : création de zones libérées, c’est-à-dire d’un pouvoir rouge, et défense de ce pouvoir contre les campagnes successives d’anéantissement. Et même la révolution russe d’octobre 1917 s’est faite pour défendre les Soviets, c’est-à-dire le contre-pouvoir populaire coexistant depuis février 1917 avec le pouvoir du gouvernement provisoire.
« D’où naîtra la lutte armée » ? – « De la défense des pouvoirs populaires ». Voilà à notre avis la question principale et la thèse fondamentale de toute théorie militaire en France.
C’est cette réponse, cette thèse-là et rien d’autre, qui autorise, et oblige à penser l’affrontement armé entre le peuple et ses ennemis sous la forme d’une guerre civile prolongée et dispersée ; en effet cela veut dire que c’est le rythme de la création et de l’évolution des pouvoirs populaires qui fixera le rythme de la lutte armée, auto-défense de ces pouvoirs. Or ces pouvoirs ne se conquerront pas de manière centrale, mais de manière décentralisée, dispersée ; la conquête des pouvoirs, ça n’est pas la prise des centres nerveux de l’ennemi, ministères, casernes, etc. ; ça n’est donc pas une opération qui se joue dans un lieu unique et central ; cela consiste au contraire à établir du pouvoir démocratique dans les lieux de production, d’étude, d’habitation, de loisirs, etc. et cela signifie donc que les lieux de naissance et de développement de la lutte armée, logique extrême de la conquête des pouvoirs, pourront être une usine, une école, une cité, ou même un causse, ou peut-être des lieux encore beaucoup plus « étranges », mais sûrement pas une position des forces armées ennemies que l’on chercherait à enlever.
Or cette conquête des pouvoirs se fera aussi nécessairement dans une durée assez longue. Elle ne se fera pas selon une « conspiration » réglée à l’avance dans le secret d’un état-major. Qu’est-ce qui fixe le temps de passage des mouvements sociaux1 aux Gilets Jaunes ? Pas une conspiration, bien sûr, tous ceux qui l’auraient souhaité, ont eu le temps de s’en convaincre. C’est ainsi, 2 ans ont été nécessaires pour que l’ébranlement parti de mouvements sociaux classiques se propage à travers tout le corps social, par l’intermédiaire d’innombrables et parfois surprenantes médiations, jusqu’à ce lieu étrange, imprévisible: les ronds-points. On peut penser, espérer, et démontrer que le rythme, la vitesse de propagation des pouvoirs populaires va aller, dans l’ensemble, en s’accélérant. Nous n’avons encore vu que le prélude. Mais il n’en reste pas moins vrai que la multiplication des pouvoirs populaires, la « révolutionnarisation » des couches différentes qui composent le peuple se feront nécessairement selon un processus relativement prolongé, et non sous les formes d’une explosion brève. C’est-à-dire la création, par ces couches, de contre-pouvoirs opposés aux pouvoirs coercitifs dont elles sont victimes et l’extension des contre-pouvoirs à tous les domaines de la vie sociale.
4. Des « régions libérées » en quelque sorte
Que le ressort profond de la révolution soit la construction de pouvoirs populaires au sein du pouvoir des classes dominantes, cela demeure vrai ; et cela s’oppose à la vérité reçue, et reçue par nombre de révolutionnaires, selon laquelle aucune transformation fondamentale n’est possible tant qu’on n’a pas le pouvoir d’État central. Que la motivation profonde de la guerre populaire soit la défense des pouvoirs conquis, cela demeure vrai, et cela contredit la vérité reçue selon laquelle « il faut détruire avant de construire ». Que le pouvoir populaire ne se construit pas là où est le pouvoir ennemi, à sa place, mais ailleurs, et en marge de lui, et que cette marge doive croître, jusqu’à étouffer le prétendu «centre », voilà ce qui de la théorie de « l’encerclement des villes par les campagnes », demeure profondément vrai en France, et contredit l’idée reçue selon laquelle une révolution doit d’abord s’emparer de la capitale, et même plus précisément des centres nerveux de la capitale.
En France, la folie des ronds points et celles des Zads jouent la même hypothèse : celle d’une bombe à retardement contre le pouvoir central, dont elles annoncent la fin, et dans la conscience du peuple, qu’elles invitent à prendre du pouvoir, à apprendre un pouvoir nouveau, et à le défendre. Une France mouchetée de régions libérées, aussitôt envahies, sans cesse menacées et réduites, mais produisant, par leur vie même, les formes supérieures du pouvoir populaire. Celles d’espaces de résistance ancrés, bigarrés et autonomes : voilà ce que l’on peut voir à l’horizon des luttes territoriales.
5. Deux théories de la révolution et de la guerre révolutionnaire
En fin de compte il faut opposer absolument, et dans chacun de leurs termes, deux logiques, deux théories de la révolution et donc aussi de la guerre révolutionnaire.
La première fixe comme objectif à la révolution la conquête du Pouvoir d’État central; la forme militaire qui correspond à cet objectif est l’insurrection c’est-à-dire un coup de force qui prend par surprise les défenses adverses et s’empare en quelques heures ou quelques jours des centres névralgiques du pouvoir. À la question fondamentale : « D’où provient la lutte armée », il n’y a qu’une seule réponse : l’insurrection suppose l’existence d’un parti et d’une fraction armée de ce parti fonctionnant comme état-major et avant-garde armée, chargés de prendre et de faire la décision, c’est-à-dire entretenant un rapport de prééminence et d’autorité avec les masses. Enfin, la conséquence politique d’un tel schéma révolutionnaire est nécessairement la construction d’un État plus centralisé et plus puissant encore que celui qu’on vient d’abattre, puisque, tout le pouvoir populaire se trouvant concentré dans un appareil d’État, il faut donner à celui-ci des moyens démesurés pour résister au retour en force des classes dominantes. Celles-ci n’ayant qu’à s’attaquer à cette nouvelle cible, unique, aisément contestable et vulnérable à l’instabilité provoquée par son arrivée. Ajoutons, pour être fidèles à la vérité historique, que la conséquence encore plus probable de ce schéma, c’est le peloton d’exécution et le cimetière, car sa réussite repose sur un concours de circonstances tellement hasardeuses qu’on n’en connaît guère d’exemples.
La seconde logique fixe comme objectif à la révolution la multiplication de pouvoirs populaires dans tous les secteurs de la vie sociale ; il s’agit en quelque sorte de conquérir le pouvoir non par en haut, mais par en bas, de construire une France révolutionnaire non en en prenant le centre par surprise, mais en la transformant progressivement dans toute son étendue pour faire, en fin de compte, définitivement tomber le centre ; la forme militaire qui correspond à cet objectif est une guérilla prolongée et dispersée. En effet, à la question « d’où provient la lutte armée », il est répondu : du choc entre le pouvoir des classes dominantes et les pouvoirs populaires, de la défense des pouvoirs populaires contre les aggressions de l’État. Le rempart, dans ce schéma, n’est plus du tout le même : il n’est plus besoin d’un quartier général décidant sans recours du jour de l’affrontement décisif donc placé dans une situation de domination, de chef collectif suprême par rapport aux masses ; il est plus raisonnablement besoin d’un parti comme instrument de collectivisation et de synthèse des expériences, de coordination et d’aide aux différents foyers de lutte : donc un pouvoir collectif à hauteur d’homme . Enfin, la conséquence politique de ce processus ne doit plus être l’instauration d’un État concentrant dans ses mains des moyens accrus de contrainte, mais bien l’instauration d’un État qui, selon la formule de Marx, « ne soit plus tout à fait un État » ; c’est-à-dire d’un système politique où la majorité des pouvoirs ne soit plus dévolue à une minorité, même révolutionnaire, mais à la majorité de la population ; où il y ait donc de moins en moins de pouvoirs spéciaux exercés par l’État, et de plus en plus de pouvoirs généraux, exercés directement par le peuple. En effet, la chute du pouvoir d’État des anciennes classes dominantes est le résultat non plus d’une action brusque, mais d’une accumulation non pacifique de pouvoirs dans les mains de l’ensemble de la population.
Conquête du pouvoir d’État central, insurrection, rôle de l’exemple et fonction dominante du parti, accroissement des pouvoirs de l’État : voilà une première série logique. Conquête des pouvoirs populaires, guérilla prolongée d’autodéfense de ces pouvoirs, simple fonction de synthèse du parti, extinction rapide de l’État démocratique nouveau : voilà une autre série logique, une autre théorie de la révolution. Ceux qui vivent dans la superstition de l’État, dans l’admiration de la machine bureaucratique et militaire se satisferont sans aucun doute de la première théorie, éventuellement en remplaçant l’élément insurrection de la série par l’élément élections : et selon le cas, ils se rangeront dans la mouvance d’un programme commun ou dans celle d’un groupuscule gauchiste autoritaire. Mais ils ne pourront en tout cas pas aisément taxer la seconde théorie d’« anarchisme » ou de « révolutionnarisme petit-bourgeois », véritables oubliettes dans lesquelles la prétendue science a coutume de précipiter les prétendues utopies : car c’est bien cette théorie-là qui est fidèle à l’âme vivante du marxisme, même si elle n’est pas fidèle, qui s’en plaindrait, à nombre de ses avatars historiques.
6. Insurrection ou lutte prolongée : Révolution autoritaire ou démocratique
Pour le résumer en deux phrases, nous croyons donc que la lutte pour une démocratie nouvelle verra se développer une lutte armée relativement prolongée – on ne peut en dire plus – et disséminée sur tout le territoire français, échappant donc à l’attraction obligatoire des centres politico-militaires traditionnels – « le Paris des révolutions ». Et nous le croyons parce que cette hypothèse stratégique est inscrite dans le caractère démocratique de la révolution en France, qui tient en quatre refus : pas de dictature de Paris sur le reste de la France ; pas de dictature d’une classe populaire sur une autre classe populaire ; pas de dictature d’un parti sur le mouvement populaire ; pas de révolution pour reconstruire un État encore plus centralisé et contraignant que celui qu’on a abattu. Inversement, nous ne pensons pas que la théorie politico-militaire de l’insurrection soit intégrable à la situation actuelle de notre pays, parce qu’elle repose sur toute une série de réductions, qui sont autant d’éléments de contrainte sur le peuple, et, par voie de conséquence, d’incertitude quant au succès final.
Première réduction : le théâtre de l’insurrection, c’est la capitale : l’insurrection, destinée à s’emparer des centres nerveux de l’ennemi, doit donc l’attaquer sur son terrain ; cela signifie que le pays est réduit à la capitale, la France à Paris : le reste « doit suivre » : Paris contraint la France, et comme bien souvent la France ne se laisse pas entraîner par l’exemple, Paris est écrasé : de la contrainte naît l’incertitude.
Deuxième réduction : l’insurrection ayant pour cadre la grande ville, c’est le prolétariat qui y est quasiment seul, engagé ; le prolétariat de la capitale doit mettre le reste du peuple – et en particulier les campagnes – devant le fait accompli : autre contrainte, autre incertitude.
Troisième réduction : l’insurrection, coup de force militaire contre les centres névralgiques de l’ennemi, doit exploiter au maximum l’effet de surprise, la rapidité. Pour cela, les théoriciens de l’insurrection s’accordent à penser qu’elle doit être dirigée, organisée par le parti ; mais on tombe alors dans ce dilemme : quand l’insurrection est spontanée, il y a, par définition, les masses, mais alors la conduite des opérations militaires est incertaine, hésitante, et l’insurrection est vaincue ; quand l’insurrection est préparée, organisée, décidée par le parti, le plan militaire est, par définition, mieux concerté, mais bien souvent les habitants de la capitale ne suivent pas : le parti les a mis devant le fait accompli, autre contrainte, autre incertitude.
Quatrième réduction : ce n’est même pas le parti dans son ensemble qui est l’élément décisif dans l’insurrection, c’est l’« avant-garde armée » forgée par le parti ; c’est elle qui, le jour J venu, doit ouvrir les hostilités, c’est donc d’elle que tout dépend : il faut qu’elle marche, et qu’elle tienne suffisamment longtemps pour que les « masses » suivent, il faut ensuite qu’elle les encadrent correctement. L’avant-garde armée est la pièce décisive de toute la mécanique insurrectionnelle : c’est elle qui doit représenter l’élément d’organisation et de centralisation indispensable dans un combat de ce genre, pour faire face à l’organisation et à la centralisation ennemies. Autant dire que sa tâche n’est pas simple ; d’autre part, c’est le seul élément de la mécanique insurrectionnelle qui échappe à peu près au hasard. C’est pourquoi la construction de l’avant-garde armée est la grande affaire de tout parti attaché à la logique insurrectionnelle.
Cinquième réduction : l’avant-garde armée peut être aussi héroïque, aussi bien équipée qu’on veut – et on en a vu des exemples –, si l’état-major insurrectionnel n’est pas à la hauteur, est hésitant ou bien au contraire trop impatient, elle restera à la maison ou sera engagée, au mauvais moment et écrasée : c’est le « choix du moment », problème tellement enveloppé de mystère que les plus grands stratèges s’y cassent la gueule, mais pas eux seuls, malheureusement.
Ainsi, la théorie de l’insurrection repose sur un enchaînement de réductions, où le pays est réduit à la capitale, le peuple au prolétariat, le prolétariat au parti, le parti à l’avant-garde armée et en fin de compte à l’état-major insurrectionnel. Elle produit donc, à défaut d’autre chose, une pyramide d’autorités, autorité de l’état-major sur l’avant-garde armée, de l’avant-garde armée sur les masses ouvrières de la capitale, du prolétariat sur le reste du peuple et de la capitale sur le reste du pays. Une insurrection réussie, c’est l’emboîtement miraculeux et sans heurts de toutes ces autorités concentriques : l’état-major décide, l’avant-garde ouvre le combat, les masses de la capitale suivent, le reste du pays emboîte le pas. C’est pourquoi l’histoire des insurrections est l’histoire d’échecs successifs, et la théorie de l’insurrection se limite à l’énoncé sempiternel « il aurait fallu » faire telle ou telle chose (mieux choisir le moment, attaquer la poste centrale et non la caserne des pompiers, etc.). C’est pourquoi l’insurrection dirigée contre le pouvoir central est la figure militaire de la révolution autoritaire2.
II. AUTOCRITIQUE DE l’AVANT-GARDE
Pourquoi cet exposé théorique un peu long ? Parce qu’il est absolument nécessaire de clarifier un peu nos idées stratégiques pour faire un bilan critique, et pour redéfinir une orientation – chose dont tout le monde sent la nécessité.
Il s’agit de critiquer un point de vue fondamental : pour s’opposer au fascisme, il faut construire une organisation solide, centralisée, uniformisée ; ce point de vue n’est rien d’autre que la théorie de l’avant-garde armée ; à quoi s’oppose-t-il ? À une libre fédération de groupes de volontaires présentant chacun des caractères politiques, militants, organisationnels différents.
Pour illustrer cette opposition, posons la question : lorsque quelque part en France des gens en viennent à s’opposer par la contre-violence aux agressions de la police, que vaut-il mieux faire ? Essayer d’en recruter 2 ou 3 ou 4, de toutes façons une minorité, tenter de les organiser selon le modèle strict qui serait le nôtre, donc de les couler, un peu de force, dans le moule d’une organisation nationale ? Ou bien aller voir la majorité de ceux qui ont été actifs, discuter avec eux, les aider par tous les moyens, y compris par des conseils, conserver des rapports réguliers avec eux en leur laissant le soin de s’organiser eux-mêmes de la manière qui leur paraîtra la plus appropriée ? La réponse dépend de l’hypothèse stratégique fondamentale : si l’on veut prendre le pouvoir d’État central par un coup de force, ce qu’il faut c’est incontestablement une petite armée, fonctionnant avec l’uniformité, la discipline, la centralisation de commandement d’une armée régulière : il faut une avant-garde armée. Si par contre on veut aider les pouvoirs populaires à se protéger, au rythme et dans les lieux imprévisibles où ils se créeront, il faut favoriser la création, non d’une organisation militaire centralisée, mais d’un vaste réseau de groupes d’auto-défense dans tout le pays.
L’avant-garde armée, comme nous l’avons montré précédemment, est indissolublement liée à la théorie autoritaire, minoritaire, centralisée, de la révolution, dont elle est la pièce principale. Bref, ce genre d’organisation présente beaucoup d’analogies avec un ordre religieux, qui se veut, comme chacun sait, l’avant-garde spirituelle : munie comme lui de délégations de pouvoirs mystérieuses par le reste de l’humanité, étrangère aux souffrances réelles du monde mais parlant en son nom, corsetée par un ensemble de règles qui l’excluent du monde normal et lui recomposent une force artificielle. La logique politico-militaire qui sous-tend une telle construction est typiquement avant-gardiste, elle revient en gros, à remettre à une petite élite exemplaire la responsabilité de la lutte antifasciste
Toute théorie de l’avant-garde est une théorie de la minorité consciente : elle postule que mieux vaut une minorité consciente et organisée qu’une majorité diverse et moins organisée. Ce choix se manifeste nettement dans une exclusion et une hiérarchie ; l’exclusion est celle qui s’opère par le biais des règlements et statuts : seuls font partie de l’organisation antifasciste ceux qui les acceptent, les autres peuvent être des « amis », rien de plus ; il s’agit donc du choix d’une minorité consciente. La hiérarchie est celle qui s’opère entre militants professionnels et non professionnels : les uns et les autres ont en théorie des droits égaux, mais en réalité ce sont les professionnels qui disposent du maximum de pouvoirs, vu qu’ils sont les plus organisés. On a donc en fin de compte un système hiérarchique qui sépare les professionnels, les militants des amis : ce système permet en effet une organisation assez unifiée, une centralisation de commandement ; mais il constitue l’organisation antifasciste en minorité.
La mort de l’avant-garde
En réalité, le véritable mérite du cortège de tête 3 dans les gros cortèges fut le suivant : dans la conception initiale, il s’agissait d’un élargissement qui ne touchait pas aux structures militantes avant-gardistes ; dans la réalité, cet élargissement a amené une crise du système et de la pensée avant-gardistes. Les militants non-professionnels ont contesté le rôle des professionnels qui leur étaient accolés, et ceux-ci ont eux-mêmes remis leurs fonctions en question : la hiérarchie interne non écrite a donc été bousculée. D’autre part, ils ont également remis en question la séparation entre ceux qui acceptaient les statuts et règlements de l’organisation, et acquéraient de ce fait la dignité d’organisés, et ceux qui n’y étaient pas disposés, et dont de ce fait nous nous séparions : l’exclusion des non-organisés a donc également été contestée. Ainsi les groupes autonomes ont été le facteur qui, de l’intérieur, a fait éclater la contradiction entre un élargissement réel, digne de ce nom, c’est-à-dire à la mesure des préparatifs de l’ennemi, et la pensée et les structures avant-gardistes.
Le facteur qui, de l’extérieur, a fait éclater cette contradiction, ce sont les Gilets Jaunes (pour résumer, car il y a eu d’autres faits, mais moins marquants). Les GJs et leurs rond-points infligent une réflexion assez salutaire à tous les candidats à l’avant-garde. Sur le plan militaire, comment ne pas être ramenés à la raison par le fait que des ouvriers anonymes, qui n’avaient en aucune façon reçu l’éducation, encore moins le moule organisationnel d’un prétendu centre national, ont été capables de réaliser l’une des actions les plus spectaculaires, et certainement la plus efficace, de ces dernières années : un blocage effectif de tout le pays.
La concurrence tue l’avant-garde ; par définition il ne peut y en avoir plusieurs ; à plus forte raison si la concurrence vient de gens qui se situent délibérément hors de cette pensée : les Gilets Jaunes n’ont pas revendiqué la place d’avant-garde, mais invitent les gens à faire comme eux. En fin de compte, et sans que cela ait été le moins du monde dans leurs préoccupations, les GJs ont sorti la pensée militaire de l’ornière avant-gardiste : d’abord en ranimant la théorie de la révolution démocratique, décentralisée, de la révolution des bases, au double sens de révolution d’en bas, et de révolution par les pouvoirs populaires ; ensuite en démontrant par les faits que n’importe quel groupe défendant un pouvoir populaire pouvait devenir une avant-garde militaire provisoire, et que donc il n’en existait et ne devait en exister aucune4 ?
III. PROPOSITIONS CONCERNANT L’ORIENTATION ET L’ORGANISATION
Ces propositions, n’étant que des propositions, ne forment pas encore un tout cohérent : on les donnera donc sous forme de thèses détachées.
Thèse 1 : l’hypothèse stratégique est celle d’une guerre prolongée d’autodéfense des pouvoirs populaires. Il ne peut donc être question de construire une organisation militaire adaptée à l’hypothèse de la prise du pouvoir d’État central par une insurrection : il faut savoir sur quel pied on danse. Il n’est donc pas besoin d’un appareil uniformisé, disposant d’une stricte unité de commandement, et suppléant à son infériorité numérique par une excellente organisation : pas de corps d’élite pour un blitzkrieg révolutionnaire. Par contre, il y a un besoin impérieux d’une fédération libre de groupes d’autodéfense, chacun ayant son autonomie dans tous les domaines, et n’ayant d’autre obligation que celle de l’entraide mutuelle.
Les conséquences de cette thèse sont les suivantes : par « groupe d’autodéfense », on n’entend pas un groupe formé artificiellement par la volonté d’une organisation politique, mais des rassemblements de volontaires ayant en commun quelque chose à défendre. La tâche des membres de la fédération n’est pas d’imposer un modèle d’organisation ou une expérience : elle est de tisser un lien avec les groupes qui se créent naturellement en tel ou tel point du pays, de leur faire connaître l’expérience accumulée ailleurs en les laissant libres d’en tirer ce qu’ils veulent. Chaque groupe est entièrement libre de s’organiser comme il l’entend, il est également libre d’agir comme il l’entend – ce qui n’exclut pas que des discussions aient lieu, mais ce qui exclut qu’une décision soit imposée d’ailleurs. La notion de fédération contient la circulation des expériences, la discussion politique et l’entraide, en cela elle s’oppose à l’éclatement intégral : elle exclut le centralisme autoritaire, en cela elle s’oppose à l’idée traditionnelle d’organisation.
Thèse 2 : les « statuts » d’une telle fédération, par conséquent, devraient se limiter à une ou deux thèses politiques qui forment l’accord fondamental de tous ses membres (la défense des pouvoirs populaires, l’opposition irréductible au fascisme), et à un ou deux principes de morale communautaire, qui créent un pacte entre tous les membres de la collectivité (le secret, les cotisations, l’entraide).
Thèse 3 : la fédération, réunissant librement sur des bases politiques et morales simples des groupes indépendants, ne pourra être « doublée » intérieurement par aucune organisation politique. Chacun pourra s’il le désire, et dans les limites qu’imposera la sécurité, appartenir par ailleurs à une organisation politique ; mais il ne peut exister à l’intérieur des groupes une structure de pouvoir occulte échappant au contrôle de l’ensemble. Sans cette troisième thèse, les deux premières n’ont plus aucun sens.
Thèse 4 : «Préparer l’étape suivante dans l’étape qui précède» ne signifie pas : faire en petit ce qu’on fera plus tard en grand ; cela signifie: faire quelque chose de différent de ce que l’on fera plus tard, mais qui prépare cet avenir ; préparer la lutte armée ne signifie pas la commencer en petit. De même, s’il est certain que le développement de la lutte armée d’autodéfense contraindra nombre de gens à se protéger dans une clandestinité totale, il ne s’ensuit pas qu’il faille à l’heure actuelle encourager la création de groupes totalement clandestins. Au contraire, meilleur sera l’équilibre, pour chaque membre d’un groupe, entre la participation aux mouvements ou initiatives de masse et les activités militaires secrètes, et meilleures seront les possibilités de développer la fédération des groupes d’autodéfense, donc en fin de compte la base pour les groupes totalement clandestins qui seront nécessaires dans l’avenir.
Il y a deux choses qui sont différentes : la position de celui qui est tout à fait clandestin, c’est-à-dire qui n’a en règle générale pas de travail, qui n’apparaît pas dans les manifestations publiques, dont tous les aspects de la vie sont enveloppés par le secret : celui-là est dans le maquis, il devient un étranger dans son propre pays. Cette position deviendra certainement, dans un avenir plus ou moins proche, la règle pour beaucoup, c’est la dureté de la lutte qui le voudra ainsi. Mais elle ne doit, à l’heure actuelle, être qu’une exception ; ce qui doit être la règle aujourd’hui, c’est la double vie : un visage public, un métier, une participation aux mouvements de masse ; et un visage secret, la participation à un groupe d’autodéfense et aux actions de ce groupe.
Cette double vie est indispensable à la fois pour assurer, par l’intermédiaire de chacun de ses membres, un rapport étroit entre la fédération et les autres composantes du mouvement et pour éviter que l’organisation devienne une providence bureaucratique, chargée de procurer une vie artificielle à ceux qu’elle abstrait de la vie réelle.
Cette double vie comporte des risques, elle peut en effet nuire au secret mais il n’y a aucun mouvement, aucun progrès qui ne contienne des risques. La seule organisation militaire qui soit à peu près totalement assurée du secret, c’est un individu seul complotant dans sa chambre.
Thèse 5: le statut de militant professionnel sera aboli5. Ce point est une conséquence nécessaire du précédent. Il est en outre le seul moyen radical de lutter contre la division entre le travail intellectuel et le travail d’exécution dans nos rangs, la reconstitution permanente d’une hiérarchie de pouvoirs et de savoir qui éloigne sans arrêt une « base » et un « sommet ».
Thèse 6: d’une manière générale, il faut tendre à une destruction de tout ce qu’il y a de bureaucratique, d’artificiel dans l’organisation. Les organisations sont les États de ceux qui contestent l’État, elles deviennent des corps parasitaires qui étouffent la vie réelle, créent des dépendances, des contraintes et en fin de compte des besoins étatiques d’organisation, selon la formule : que le maximum de pouvoirs appartienne à la collectivité le minimum à des délégations de cette collectivité.
Par exemple : que la plupart des fonctions techniques indispensables soit répandues, transmises, aux mains de l’ensemble des groupes, et non concentrée dans un groupe spécial.
Par exemple encore : que les réunions obligatoires et régulières, véritables messes laïques dont le pouvoir appartient aux seuls « responsables » soient supprimées ; qu’à la place, n’importe quel militant ait le pouvoir de convoquer une réunion, et sur le sujet qui l’intéresse.
Pour lutter contre la menace perpétuelle de l’envahissement bureaucratique, il faut que chaque groupe, et la fédération dans son ensemble, ait un fontionnement horizontal, que tous ses militants se considèrent comme des égaux.
Thèse 7 : la « direction » d’une telle fédération ne pourra être assurée que par un conseil formé de délégués élus par chaque groupe réel.
Thèse 8 : ce conseil ne devra avoir que des pouvoirs limités : essentiellement la circulation des expériences et des idées par voie de texte, l’organisation de l’entraide.
L’objectif de la Révolution, c’est de construire un pouvoir « qui ne soit plus tout à fait un pouvoir » : qui ne soit pas le symétrique du pouvoir en place. Pour y parvenir, il faut créer des pouvoirs populaires, qui ne sont pas les symétriques des pouvoirs bourgeois, et les défendre en menant une guerre qui elle non plus ne soit pas la copie inversée de la guerre des minorités privilégiées pour conquérir ou défendre leur pouvoir. Il faut donc enfin des organisations, c’est-à-dire des liens créant des forces collectives, qui ne soient pas le reflet des organisations des classes dominantes.
Nous faisons des propositions6, à tous ceux que cela intéresse, pour créer un pouvoir militaire, un pouvoir d’autodéfense populaire, qui ne soit pas le reflet symétrique et prisonnier du pouvoir militaire de l’ennemi, qui ne tire pas sa force de sa concentration et de son organisation, mais de sa dispersion et de son nombre, du fait qu’il est l’expression de la majorité. Transformer notre faiblesse en force signifie fondamentalement : édifier notre force là où la pensée dominante voit notre faiblesse.
Il n’existera pas, comme du côté de l’ennemi, de commandement centralisé tout-puissant ? Cette apparente faiblesse va être notre force : si nous n’avions qu’une tête, on nous la ferait toujours sauter ; nous devons avoir mille têtes, comme l’hydre cet animal fabuleux que nul ne pouvait tuer. Il n’existera pas, comme du côté de l’ennemi, de dépendance stricte, de liaison solide entre les différents groupes ? Si nous étions tous dépendants les uns des autres comme les maillons d’une même chaîne, c’est bien connu qu’il suffit de faire sauter en un point pour que tout s’écroule. En fin de compte, à ceux que fascine irrésistiblement l’organisation de la puissance ennemie, il faut poser la question : les Birmans, pour se défendre contre la junte militaire, devraient-ils construire des porte-avions ?
Nous faisons ici référence au cycle de lutte ouvert par la lutte contre le CPE, poursuivit par le mouvement de 2009 contre les retraites, 2011 contre la LRU, et 2016 contre la loi travail. ↩︎
Naturellement, ce qu’on critique ici, c’est la théorie qui, limitant les objectifs de la Révolution à la conquête du pouvoir central, réduit aussi la guerre des classes populaires à un combat décisif où tout se joue en quelques heures, sorte de match tragique et incertain dont l’État est l’enjeu. C’est autre chose de dire que l’insurrection, le soulèvement général de la population, peut et doit intervenir à la fin du processus révolutionnaire. C’est-à-dire lorsque les bases du pouvoir populaire se sont multipliées et ont vidé le pouvoir central de toute légitimité, lorsque les actions de défense de ces pouvoirs ont constitué une force militaire populaire et épuisé les troupes de la contre-révolution. Lorsque, donc, l’isolement politique et la dégradation militaire du pouvoir central sont arrivés à un point extrême, l’insurrection n’est plus, dans cette perspective, que l’acte ultime, une unique de prise du pouvoir. ↩︎
Le cortège de tête fait son apparition lors du mouvement contre la Loi travail en 2016. C’est l’apparition de nouvelles formes (ou d’une remise au goût du jour) de manifestation pour déborder le rituel syndical saucisses-camion-balade. Ce débordement se matérialise par des centaines de personnes, notamment des lycéens initialement, qui prennent la tête des cortèges de manifestations. Ils seront au fur et à mesure du mouvement tellement rejoint (par des syndicalistes qui n’en peuvent plus de leurs centrales, des travailleurs de tous les secteurs, des étudiants ou autres jeunes en quête de sens) qu’ils formeront la plus grande partie des cortèges. C’est l’élargissement des complicités au-delà des entre-soi qui prit la forme d’une masse compacte au visage dissimulée. ↩︎
Il ne faut pas confondre deux choses : une pratique d’avant-garde et une organisation constituée en avant-garde ; elles se confondent si peu dans la réalité que généralement, là où il y a «organisation d’avant-garde» il y a pratique d’arrière-garde, et là où il y a action d’avant-garde, il n’y a souvent pas d’organisation du tout. La pratique d’autodéfense militaire est objectivement une pratique d’avant-garde, dans le sens où elle est la conséquence la plus rigoureuse de la défense d’un pouvoir populaire, sa logique la plus avancée : actuellement, en France, les actions d’autodéfense sont d’avant-garde dans la mesure aussi où elles ne sont pas encore généralisées, où donc elles éclairent pour tous la voie à suivre. La reconnaissance de ce fait et du fait donc que les groupes d’auto-défense sont aujourd’hui la pointe avancée du mouvement populaire, ne signifie pas pour autant qu’il faille édifier une organisation constituée en avant-garde : c’est-à-dire un détachement minoritaire, doté d’une conscience « unifiée » et d’une organisation centralisée pour structurer autoritairement la conscience spontanée des « inorganisés ». ↩︎
Sauf évidemment pour ceux qui sont recherchés et dont on estime qu’ils ne peuvent faire autrement que « prendre le maquis ». ↩︎
Et ces propositions n’ont rien de rigide : elles ne sont indiscutables ni pour le présent ni, à plus forte raison, pour l’avenir qui viendra modifier des données et obligera à renouveler la réflexion. À partir de quelques points théoriques fondamentaux voilà quelle est notre opinion concernant l’organisation d’un pouvoir d’autodéfense : il ne s’agit surtout pas de créer un nouveau dogme. ↩︎