SANS TREVE

De la nasse à l’essuie-glace

Introduction à la doctrine d’emploi du maintien de l’ordre parisien

Les incessantes manœuvres et l’écrasante supériorité numérique du dispositif policier des manifestations parisiennes déroutent généralement les néophytes, mais les initiés n’en sont pas moins désemparés. Si beaucoup s’habituent à voir les keufs scinder de toute part le cortège de tête, peu se demandent comment y arrivent-ils. Ce texte entend au contraire ne pas laisser la pensée tactique entre les seules mains de la répression. Par l’analyse des stratégies successives de la Préfecture, nous souhaitons porter un regard nouveau sur le maintien de l’ordre parisien et participer au réarmement théorique du camp révolutionnaire. Disponible en pdf ici.


Ce texte est le fruit d’un double constat amer qui s’est imposé à nous, au fil des mouvements sociaux, et plus particulièrement lors des manifestations parisiennes. Le premier constat est celui de l’écrasement stratégique et tactique par la préfecture des derniers mouvements dans les rues parisiennes.

Depuis 2016 tous les mouvements sociaux ont été perdu dans la rue. Qu’on se comprenne bien : ce n’est pas la rue qui fut le siège décisionnel de tel ou tel texte de loi et de son adoption. Nous n’en appelons pas au retour du pouvoir lumineux et salvateur des masses débordantes. Mais la rue fut un lieu où se concentraient les luttes de ces mouvements, offrant son extension la plus publique et la plus ouverte, pas forcément la moins confuse et la moins réformiste. Bref, ce que nous voulons dire quand nous affirmons que les mouvements sociaux ont été perdu dans la rue, c’est que la bataille sociale a été mené dans la rue, et que sur ce plan-là également, elle a été balayé. Alors certes, cette lutte menée durant les manifestations tenait moins à jouer sur un rapport de force purement matériel et économique que symbolique. Certes, ces élans de mobilisation apparaissent a posteriori comme très rapidement cloisonnés par des revendications citoyennistes et des perspectives réformistes. Il n’en importe pas moins qu’elles permettaient également des revendications autrement plus offensives, autrement plus en rupture avec ce monde et le système capitaliste sur lequel il repose. Qu’elles ont offert des moments parfois proches de l’émeute, ont fait vaciller l’autorité symbolique de l’Etat et effrayé les bourgeois, parisiens dans notre cas.

La présence d’un cortège fourni se revendiquant ni de pratiques syndicales ni politiciennes, se défendant face à la répression et s’appropriant la rue n’a pas permis l’autonomie du mouvement dans son ensemble. Pourtant cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner la défense de cortège, face aux chiens de la préfecture. Cela n’est certes pas suffisant pour faire porter une voie révolutionnaire mais nous apparaît tout de même comme nécessaire. Ce n’est qu’en gagnant en force, au sens fondamentalement physique du terme, qu’un mouvement peut imposer ses conditions ; et plus ces dernières sont radicales, plus il faut être prêt à s’opposer férocement à la mainmise de la préfecture de Paris sur notre ville.

Le deuxième constat ne vient pas d’une force externe : il vient de notre incapacité en tant que milieu révolutionnaire à produire une réelle pensée stratégique et tactique qui s’adapte à la situation spécifique parisienne, et qui se concentre donc sur la pratique et la doctrine d’emploi du maintien de l’ordre de la Préfecture de Police de Paris. En fait, cela apparaît même comme un véritable impensée. Entre les analyses journalistiques sur l’armement policier, leurs violences qui ne vont rarement pas plus loin que l’inventaire ou l’historicisation sociologique et les incantations insurrectionnalistes qui répètent sans cesse les mêmes poncifs vitalistes sur la « joie » de l’émeute, l’analyse rigoureuse de la répression fait souvent défaut. Alors même que l’on peut déjà s’accorder sur un point : la répression à Paris a atteint des niveaux extraordinaires, que cela soit du point de vue du nombre de flics déployés, de l’équipement dont ils disposent ; des largesses administratives et politiques qui leur sont accordées1. Sans pour autant essayer de construire une martyrologie de la manifestante parisienne comparé à d’autres villes épargnées, il est sûr que la situation y est extrêmement singulière. Une période hors mouvement comme celle que nous traversons nous rappelle crûment à chaque fois le désavantage numérique avec lequel nous devons composer. L’urgence de cette situation nous impose collectivement de se réarmer théoriquement contre la répression, d’analyser la gestion de la rue, la pacification publique, les stratégies générales et les tactiques diverses de la préfecture et de ses sbires.

C’est l’objectif premier de ce texte : se confronter sérieusement à la doctrine d’emploi du maintien de l’ordre parisien, en tirer les grandes lignes et les pratiques fondamentales dans le contrôle du débordement, afin de donner des pistes d’action et de réaction face à la répression. Mais aussi d’ouvrir un débat au sein de nos milieux qui on l’espère sera enrichi par des réponses et surtout des critiques. Ce texte ne se veut pas exhaustif dans cette analyse générale. Il entend se concentrer sur la capitale, sur les récentes évolutions stratégiques du maintien de l’ordre dans le cadre de manifestations syndicales2  et sur la dimension tactique comme employée par la Préfecture pour écraser toute velléité offensive.

Stratégie générale : de l’attentisme à l’interventionnisme

Historique de la doctrine d’emploi du maintien de l’ordre à Paris

Le maintien de l’ordre parisien a été plus que fluctuant ces dernières années depuis 2016. Cela est dû à plusieurs facteurs : la réadaptation permanente de la préfecture de police de Paris selon les mouvements sociaux et leurs pratiques et l’armement de plus en plus lourd3. Par ailleurs, le “turn-over” élevé et généralement radical des préfets de police de Paris, conséquence tout à la fois du premier point mais également de la spécificité symbolique de la ville de Paris. Bien que par leur rôle, leur nomination remplit un rôle politique, à Paris l’effet d’annonce d’un nouveau préfet se doit d’être suivi de conséquences concrètes : un changement radical de tactique ou alors de stratégie, ou bien le tout ensemble. Mais il faut que ça se voit, que cela puisse se scruter, et ce, facilement. Pas trop complexe puisque ce sont les clowns du cirque médiatique qui auront la tâche de l’analyser. Si le précédent chargeait, le suivant utilisera désormais la mise à distance. Il en résulte des stratégies de la préfecture qui ne collent qu’à une chose : une image générale de la situation qui surtout ne soit pas celle de la fois d’avant. Il faudra attendre Nuñez pour qu’enfin de nouveau soit défini proprement une stratégie générale de la préfecture parisienne, applicable sur le long terme car facilement adaptable et s’appuyant sur certains éléments clés. Il aura surtout fallu attendre la triple mise en échec de la préfecture lors des Gilets Jaunes pour voir émerger la nécessité d’affiner le maintien de l’ordre parisien aux nouvelles pratiques émeutières et de manifestations.

Nous souhaitons situer un petit plus ce qu’a été le maintien de l’ordre dans la dernière décennie dans les rues parisiennes, et pour ce faire il s’agit de repartir de ce qu’il a été avant cet épisode des Gilets Jaunes, pour bien en constater les évolutions et les invariances. Bien que notre analyse commence vers 2016, il ne faut pas croire que cela vient en rupture avec ce qui était précédemment : il fallait simplement décider d’une coupure historique, et nous l’avons décidé selon notre propre expérience de la répression dans la rue. Nous introduisons le concept de doctrine d’emploi afin de faciliter tout à la fois l’analyse de ce maintien de l’ordre et sa compréhension. Ce concept désigne les modalités d’emploi des unités de force mobile (CRS et gendarmes mobiles) et des compagnies d’intervention, les missions qui leur sont données dans le cadre du maintien de l’ordre, les conditions propres au déroulement de ces missions, qu’elles soient circonstancielles, logistiques ou autres, et les objectifs visés par le déploiement de telle ou telle unité et du dispositif dans son ensemble.

L’on peut dire que la doctrine générale d’emploi du maintien de l’ordre est héritée en France de mai 68, et que suite à cet évènement celle-ci a été formalisée et prend une forme plutôt attentiste4. Les objectifs visés sont la mise à distance des éléments insurrectionnels prêts à l’affrontement par utilisation de gaz principalement, afin de limiter les blessures et empêcher les morts, le contrôle de la rue par des larges mouvements de manœuvre, réalisés par des forces mobiles nombreuses et particulièrement entraînées. Le but était alors de regagner un espace aux manifestants et de tolérer un seuil minimal de casse afin de ne pas favoriser les affrontements et les points de fixation5. Toute l’idée est de jouer sur la dimension professionnelle des unités de force mobile, qui par de nombreuses manœuvres parviennent à regagner la rue et à expulser les éléments trop radicaux. Si ces derniers ne sont pas expulsables par ce biais, à les tenir à distance et dans les derniers cas, à les dégager par de grandes charges aller-retour ou par des faux bonds6.

C’est de fait ce qui sera énormément employé lors du mouvement contre la loi Travail de 2016, où la préfecture et l’Intérieur ont fort à faire dans la capitale avec l’apparition de gros cortèges de tête très fournis, équipés et déterminés à affronter l’état et sa main armée, les flics. Pour essayer de répondre à cette nouvelle forme de manifestation, la répression va beaucoup jouer sur la mise à distance par de nombreuses grenades, par énormément de gaz et par le début de l’utilisation des LBD (bien qu’encore assez rares) et la « fausse » charge. Un autre moyen particulièrement utilisé à cette époque à été la bonne vieille tactique de la nasse, permettant d’isoler le cortège offensif et déter du reste de la manifestation et de l’encercler entièrement afin ou bien de réaliser des interpellations ou pour mettre fin aux « troubles à l’ordre public ». Mais cette doctrine n’est pas tout le temps appliquée avec justesse. L’immobilité des compagnies républicaines de sécurité (CRS) et des gendarmes mobiles (GM) fait que bien souvent, ces derniers se retrouvent à se faire charger par un bloc conséquent, arrangé en ligne et bien organisé derrière des banderoles renforcées. Ils n’avaient d’autre choix que d’accepter le contact en ligne contre ligne imposé par le cortège. On trouve aussi encore à l’époque pas mal de baceux en civil attendant les dispersions ou l’arrivée sur les places pour interpeller des personnes qui auraient été identifiées durant le trajet.

Le mouvement contre la loi travail sera écrasé politiquement, mais il aura adressé un défi non négligeable à la préfecture de police de Paris, qui durant certaines manifs a perdu le contrôle de la rue, comptant parfois même sur les services d’ordre syndicaux pour éviter l’émeute. La pratique de la nasse, du gazage massif et des faux bonds/fausses charges, couplées à des manœuvres des unités lourdes va servir de base du maintien de l’ordre à Paris jusqu’en 2018 au moins, avec l’apparition des Gilets Jaunes et l’effondrement opérationnel de toute la doctrine du maintien de l’ordre face à un déferlement insurrectionnel rarement atteint.

La crise des gilets jaunes : maintien de l’ordre attardé

Au moment où explosent les gilets jaunes, la stratégie de la préfecture en est donc encore à une idée générale de laisser un stade minimal de casse et de limiter au maximum le contact, du moins quand la manœuvre est possible et permet un meilleur contrôle de la foule. Les CRS sont largement utilisés comme point de fixation plus ou moins mobiles (à savoir qu’ils peuvent mobiliser la fixation, par leur déplacement) qui accompagnent et rythment les manifs, les gendarmes mobiles comme des groupes servant essentiellement à défendre des points précis et stratégiques (magasins, chantiers, lieux institutionnels) et les compagnies d’intervention (CI) employées dans des conditions assez précises. Comme nous avons pu le mentionner précédemment : après une mise à distance réglée et précise des forces mobiles, si jamais le bloc ne se dissolvait pas, là les CI intervenaient avec charges répétitives, réinsertion dans la ligne, mise à distance puis re charge quand les projectiles étaient trop nombreux.

Le 1er décembre 2018 va de fait forcer la main à la préfecture. Après avoir péniblement essayé de s’adapter à la tactique du bloc depuis 4-5 ans (surtout depuis 2016), la répression policière doit du tout au tout se réadapter à une situation quasi-émeutière franchement inédite sur le plan tactique. Très faible spécialisation des individus et donc débordement spontané qui sort de nulle part. Violence généralisée et anarchique au sens où elle ne se soucie guère des codes folkloriques et des petites victoires en demi-teinte. Caractère sporadique des affrontements et des auto-reducs/destructions lié à un nombre particulièrement impressionnant et à une mobilité assez déconcertante. Le 1er décembre, les flics se sont fait retourner sur l’entièreté de la capitale, que ça soit sur les champs, sur la place de l’étoile ou sur l’avenue Kléber. Les pillages et destructions ont été légions, les flics à chaque fois perdants et dépassés dans des affrontements directs qu’ils n’ont jamais pu refuser pleinement. En fait, on peut dire que c’est le seul mouvement qui se met en porte à faux de notre affirmation dans l’introduction, que tous les mouvements sociaux ont été perdus dans la rue, et que les destructions et les affrontements que l’on a pu y voir n’avaient pas une simple portée symbolique. Le rapport de force était bel et bien physique et matériel, et surtout économique pour nombre de commerçants poujadistes.

De la nasse à l’essuie-glace

Suite à cette journée, il s’agit pour le gouvernement, l’intérieur et la préfecture de vite changer la donne. Dès la semaine d’après, pas mal d’innovations du côté de la répression dans la rue : blindés, multiplicité et mise en première ligne de canons à eaux, fermeture et barrage complets de certains axes et certaines places (l’étoile et le rond-point de Franklin Roosevelt), DAR pour « détachement d’action rapide ». C’est ce dernier élément qui nous intéresse le plus, car comme on le verra, c’est ce système de nouvelle unité qui va s’implanter sur le long terme comme une adaptation efficace et du fait de leur intégration à une doctrine d’emploi du maintien de l’ordre renouvelée.

Les DAR sont puisés principalement dans les rangs de la BAC et des commissariats parisiens, en somme dans des unités pas spécialisées dans le maintien de l’ordre et la violence urbaine. Par ailleurs, leur équipement est au début encore très partiel, quasi-civil : en revanche, on leur donne en masse (et il faut insister là-dessus) des armes à feu type LBD, avec des stocks de munitions quasi inépuisables. En plus de leur non-spécialisation, ces unités sont très mal intégrées dans l’ensemble de la chaîne de commandement. Cela causera une série de nécessaires rectifications, mais va aussi dans le sens d’une autre décision prise lors des Gilets Jaunes, qui consiste à laisser une bien plus grande autonomie aux différentes compagnies/escadrons/unités.

Ainsi, la décision de l’intervention n’a plus à être validé en dernière instance par le cabinet préfectoral mais peut être prise par le poste de commandement sur le terrain, permettant donc une intervention beaucoup plus rapide et efficace. Les DAR vont peu à peu laisser place aux BRAV, bien plus professionnalisés, sous la main de Lallement qui remplace Delpuech après la démonstration de force de la part des Gilets Jaunes lors de l’acte 18, où malgré toutes les nouvelles techniques policières, les Champs sont retournés toute la journée, le quartier saccagé et très peu de camarades interpellées. C’est cette direction, beaucoup plus portée sur un contrôle « actif » de la manifestation, avec une spécialisation de plus en plus accrue d’unités portées sur l’intervention, que prend la doctrine du maintien de l’ordre parisien à partir de ce qui se constitue dans le feu du mouvement des Gilets Jaunes et qui se pérennise progressivement depuis.

Les balbutiements d’une pratique interventionniste

Il s’agit donc de tracer dans les grandes lignes ce qui pourrait être définie comme la méthode Nuñez, ou plus largement comme les grands traits du nouveau maintien de l’ordre parisien. Pour ce faire nous allons nous intéresser de près aux différentes tactiques qui ont été testées durant l’ère post-Gilets Jaunes. Mais avant de se pencher sur ces cas tactiques, il nous faut aborder un point sur l’organisation générale de la préfecture de police de Paris, notamment sur la masse salariale des flics, sur la spécialisation progressive de plus en plus d’unités de maintien de l’ordre et sur l’adoption et la formalisation claire d’une nouvelle doctrine d’emploi, que cela soit pour ces nouvelles unités d’intervention ou plus largement du maintien de l’ordre dans son ensemble.

Une chose saute déjà aux yeux depuis quelques années à Paris, c’est la présence écrasante en termes numériques de flics dans les rues, que ça soit en contexte de maintien de l’ordre ou non. On peut déjà noter qu’il y a une évolution positive du nombre de flics sur tout le territoire en 10 ans, avec une augmentation de 21 % du total de la police nationale. On en revient en fait au nombre de fonctionnaires dans la police qui s’y trouvaient avant les coupes budgétaires de Sarkozy et sa grande réorganisation de la sécurité intérieure en 2010-2012. Si l’on regarde de près, le chiffre de CRS et de Gendarmes mobiles est resté stable ces dix dernières années : les effectifs ont donc largement explosé non pas dans ces unités7, mais bien plus dans ceux directement de la Préfecture de Police de Paris, conséquence tout à la fois d’une intensification du recrutement et d’une concentration des forces. Ainsi, rien qu’en 2023 par exemple, Darmanin avait affecté progressivement au cours de l’année mais durablement dans le temps 2800 policiers sur Paris et sa région. De fait, la Préfecture de Police compte en mai 2025 pas moins de 27 000 flics8 et la préfecture est indépendante du reste du groupe policier : elle est directement subordonnée au ministère de l’Intérieur et ne répond pas de la Direction générale de la police nationale. Dans la rue, ces nouveaux effectifs se ressentent donc principalement au niveau des compagnies d’intervention avec leurs bandes bleues sur le casque et des BRAV (qui sont des CI mais mobilisés en BRAV pour une journée spécifique).

Au sujet de ces nouvelles unités, il faut s’arrêter un moment afin de bien en saisir les contours, les missions ainsi que les conditions d’emploi. Comme on l’a dit, à la suite des scènes d’émeute et d’insurrection des Gilets Jaunes, Delpuech, la préfecture et le ministère de l’Intérieur ont mis sur pied de nouvelles unités, les DAR : détachement d’action rapide. Il s’agissait de réagir rapidement à de la casse, d’intervenir de façon ciblée et précise sans avoir à engager l’ensemble du dispositif ni à devoir le déplacer pour assurer la sécurité des unités d’intervention. Mais cela venait avec tous les aléas de la manque de professionnalisation de ces unités. En fait, on remarque depuis quelques années et plus largement depuis le courant 2020 une volonté de spécialisation encore plus forte des différentes unités. Là où auparavant cette spécialisation se faisait généralement au sein de chaque unité9, cette distinction va être conservée car elle offre une grande autonomie à chaque unité sur le terrain, mais l’on va également créer et former de nouvelles unités spécifiquement préparées à l’intervention, à la charge avec comme objectif l’interpellation ou le choc10 violent. L’on peut par exemple mentionner la CRS 8, compagnie de CRS dite « à projection rapide » basée à Bièvres dans l’Essonne sous la direction zonale parisienne, constituée sous cette forme en 2021. C’est sur cette nouvelle forme de groupement que vont prendre exemple les quatre CRS « nouvelle génération » constituées entre 2023 et 2024. Par projection rapide, il faut entendre deux choses. Tout d’abord le déploiement en moins de trois heures sur un rayon de 300 kilomètres à la ronde, dans la zone préétablie de la compagnie. Mais également sur un plan beaucoup plus tactique, l’idée d’une projection dans le cortège, d’interpeller des individus et/ou de charger afin de mettre fin à une auto-réduction/la repeinte d’une vitrine, le tout de façon assez esseulée et autonome et le plus rapidement possible en jouant sur la surprise.

Autre cas de ces nouvelles unités, les fameuses BRAV, qui se déclinent en multiple possibilité : BRAV-M pour motorisé, BRAV-L pour légère et deux trois autres unités spécifiques comme la nautique par exemple. La BRAV est l’héritière directe des DAR, et tourne par le même fonctionnement au début : des volontaires choisies au sein des CRS mais surtout des commissariats parisiens. Au fur et à mesure, ces unités vont également être spécialisées, leurs agents sélectionnés avec plus de rigueur que dans la plupart des autres unités. Puis, elles vont directement être rattachées à la préfecture de police et être désormais composées de membres de compagnies d’intervention, qui sont « détachés en BRAV » pour une journée, généralement pour une manifestation. Là, pareil que les CI, le rôle de la BRAV est d’intervenir rapidement pour mettre fin à des affrontements, interpeller des individus repéré.e.s ou non par la préfecture au préalable : en un mot, être les unités de choc et de contact du dispositif de maintien de l’ordre. La BRAV-M a la particularité d’être motorisé et de ne pas être une unité détachée mais constante : elle dispose donc de la plus grande mobilité parmi toutes les unités sur Paris. Elle s’est avérée idéale contre les manifs sauvages. Un autre de ses gros atouts consiste en la possibilité de suivre un bloc ou un cortège déter qui avance vite le long de la manif, afin de se déployer au loisir devant ou derrière ce cortège, arriver de nulle part sur les flancs grâce aux rues perpendiculaires au trajet et produire un effet psychologique renforcé par leurs armures toutes noires et imposantes. Enfin, un autre élément de cette spécialisation d’unités consiste également dans l’armement et l’équipement : pas de boucliers ou boucliers beaucoup plus petits, protection plus imposante pour compenser, matraques télescopiques, nombreuses grenades généralement portées par quelques membres de l’unité afin de se défaire d’une situation suite à une charge/contact, au moins un tireur de LBD par peloton.

Nouvelle doctrine d’emploi générale et ses matérialisations tactiques dans la rue

L’introduction de nouvelles unités et la spécialisation d’anciennes vers l’intervention rapide, entendre la charge avec contact et la recherche d’interpellation, a produit une conséquence nécessaire : celle de la formalisation d’une nouvelle doctrine de maintien de l’ordre, qui est désormais celle de la préfecture de police depuis au moins 3 ans. Héritée des Gilets Jaunes, cette refondation de la doctrine d’emploi est tout à la fois générale et particulière. Générale parce qu’elle retrace les contours du maintien de l’ordre dans son ensemble ; particulière parce qu’elle s’attelle à donner aux nouvelles unités des missions précises dans cet ensemble, ainsi qu’a développer les conditions d’emploi de celles-ci et les objectifs visés. Ainsi, le but du maintien de l’ordre dans son ensemble n’est plus de limiter les affrontements et de tenir à distance les éléments actifs tout en assurant le reste de ce que les flics voudraient être un défilé. Il s’agit de maintenir, presque coûte que coûte11, la loi et l’ordre. De faire respecter l’ordre public quoi qu’il arrive, d’écraser dans l’œuf toute velléité offensive dès qu’elle se constitue, de procéder à des interpellations et de faire repartir la manifestation aussi vite que possible (attention, les flics tiennent au droit de manifester tout de même!). Et la doctrine devient beaucoup plus « interventionniste », avec volonté d’inhiber tout débordement et de casser par le contact la constitution de cortèges offensifs.

Les nouvelles unités type CRS 8/Nouvelle Génération et la BRAV ont elles pour doctrine d’emploi la rapidité, la force et l’efficacité du choc ainsi que la large autonomie, afin d’interpeller toute personne désignée comme fautrice de troubles, de casser le cortège en deux afin d’interrompre une petite festivité qui avait lieu sur les abords des grands axes et de créer un esprit de peur et de panique. Celui-ci doit se diffuser le plus largement dans et en dehors de la manifestation, afin de limiter au maximum la réponse et décourager toute riposte. Il s’agit pour ces unités d’aller au plus près des manifestants et de faire mal, d’attaquer les corps et les esprits. Pour cela, elles disposent d’un équipement léger et de nombreuses armes réparties au sein des compagnies pour ne pas les alourdir. Elles s’intègrent à un dispositif qui comprend des unités plus immobiles et lourdes servant comme zone d’appui, de sortie (juste avant la charge) ou de retraite (après celle-ci) ainsi qu’à d’autres unités de manœuvres qui doivent simplement occuper l’espace12 le temps de ces charges,. Mais encore faut-il avoir mis au point des tactiques précises qui permettent effectivement de rendre opérables ces unités, c’est à dire de les intégrer au dispositif de maintien de l’ordre et de rendre leur force de contact réel et effective.

Dans les nombreuses initiatives essayées durant les années 2020-2022, l’idée était d’accroître au maximum le contrôle sur le cortège de tête, ou tout cortège dans la manifestation décrétée comme potentiellement offensif ou subversif. Deux modalités particulièrement testées13 ont été la nasse mobile et le harcèlement permanent au niveau des carrefours. La première tactique est assez explicite d’elle-même : encerclement de la manifestation toute la durée de celle-ci par des unités de gendarmes mobiles et CRS (ou d’une partie du cortège dans certains cas), fouilles pour y entrer et gestion du rythme. Le problème pour la préfecture c’est qu’elle nécessite beaucoup d’hommes, à un moment où le recrutement massif commence à se relancer, qu’elle les met directement en première ligne sans réelle plan de déploiement en cas de résistance de la part du cortège et qu’elle s’avère tout bonnement inopérable dans le cadre de manifestations massives.

La seconde tactique employée massivement à cette époque, et qui va supprimer complètement les rares apparitions de la nasse mobile, consiste en un pari beaucoup plus offensif. Fini les faux bonds offensifs et les fausses charges pré-gilets jaunes. Désormais, les CRS/GM se positionnent parallèlement au cortège au niveau de carrefours (plus ou moins sélectionnés selon ce qui peut s’y trouver à repeindre), parfois également sur des flancs du cortège de manifestants. Dans ce dernier cas, ce sont principalement des CI mobilisés pour une journée en BRAV-M ou L et des CI dites lourdes14. Lorsque la manifestation avance et que la préfecture considère, dans sa largesse habituelle, qu’il y a constitution d’un cortège déterminé ou que les flics veulent interpeller, ils chargent ou bien aux intersections, ou bien directement sur les flancs, coupant la manifestation durant quelques minutes confuses et arrachant des camarades au passage. Ces charges se faisaient perpendiculairement au boulevard pour le traverser et en ressortir : il ne s’agissait pas d’occuper celui-ci dans la largeur. Tout ce bordel donnait lieu à des manifestations très éclatées mais pas strictement séparées par des cordons de flics. Mais surtout, cela donnait lieu à des manifs beaucoup plus animées puisque les manœuvres offensives des flics chauffaient les esprits et produisaient de nombreux points de fixation aux abords de grands carrefours. D’une manière cette tactique reste évidemment encore employée actuellement. Lorsque la manifestation se retrouve à un carrefour avec pas mal de trucs chouettes à décorer par exemple, mais dans ces cas-là les lignes de CRS/GM se mettent plus généralement devant les bâtiments qu’ils cherchent à protéger, comptant sur les CI et les autres lignes de CRS pour les couvrir. L’idée avec ce harcèlement permanent de la manif était de faire avancer au plus vite le cortège, désolidarisé et désuni, de provoquer une certaine panique également (avec des charges violentes de la BRAV qui était encore en plein « affinement ») et de tuer dans l’œuf toute volonté de constituer un cortège ou un bloc.

Phase 0 : Situation initiale avant la charge Phase 0 : Situation initiale avant la charge, dans un déroulé de manifestation où le cortège de tête apparaît divers et hétérogène, se confondant même à certains endroits avec le cortège syndical. Phase 2 : Charge latérale des deux côtés des FDO Phase 2 : Charge latérale des deux côtés des FDO au carrefour qui fait le croisement entre le Bd Sébastopol et la rue de Turbigo. La charge ne se voit pas complétée par l’entrée d’un dispositif au sein du cortège visant à la couper durablement. Elle peut être répétée au carrefour suivant, voire même en plein sur les boulevards. Cette tactique rendait plus nombreux les points de fixation.

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Mais l’absence de contrôle interne de la manif par le biais de cordons de CRS/GM qui traverseraient la rue/boulevard tout de sa largeur n’empêchaient jamais véritablement que celui-ci se constitue, même si cela pouvait être très tardif durant la manifestation. Ce qui donnait parfois lieu à des confrontations assez longues en fin de soirée, puisque c’était là seulement que les gens avaient pu se retrouver en nombre. Par ailleurs le dispositif souffrait d’un gros problème de mobilité, du fait du déploiement d’unités à quasi toutes les intersections rencontrées par le parcours. Unités qui sont dans 90 % des cas (BRAV-M mis de côté donc) dépendantes des camions pour se redéployer. Le fait que les unités soient positionnées tant en contact avec la manifestation nécessitaient donc toute une réorganisation logistique à chaque nouveau déplacement : ramener les policiers/gendarmes dans les camions, faire partir ces camions de la zone précédente et les envoyer vers la suivante, avec parfois des gros délais puisque tout ceci dépendait de certains aléas logistiques. Mais l’on retrouve surtout cette tactique actuellement, bien qu’affinée et repensée en termes logistique, puisqu’elle représente le substrat historique sur lequel s’est constituée la nouvelle tactique fondamentale du maintien de l’ordre parisien.

L’essuie-glace : nouveau chouchou de la préfecture

Chaque parti-pris stratégique, choix tactique et même ordre de la préfecture repose sur une contradiction majeure. La Préfecture de police de Paris est dans un même temps garante du maintien de l’ordre et du droit de manifester. Elle ne peut, que dans de rares cas, disperser entièrement une manifestation qu’elle à elle-même autorisée. Une manifestation doit à la fois être contrôlée et à la fois être mener à son terme. Selon nous, l’issue dialectique de cette volonté de pacifier les cortèges tout en garantissant l’arrivée des manifestants à l’étape finale du trajet est la création puis généralisation d’une nouvelle manœuvre offensive. Nous l’avons arbitrairement nommé : « l’essuie-glace ».

Dissection tactique

L’essuie-glace est la réponse tactique à un double objectif stratégique : isoler le cortège de tête et précipiter l’afflux de manifestants au point d’arrivée de l’itinéraire déclaré. En effet, malgré leur distinction nominale, le cortège de tête n’est que peu séparé spatialement du cortège syndical. Dans nombre de manifestations parisiennes la casse ou les altercations avec les keufs se passent à quelques dizaines de mètres des premiers de cordée du service d’ordre syndical. Si les flics n’hésitent parfois pas à charger le cortège syndical sans distinction entre les « casseurs » et les « simples manifestants », leurs supérieurs rechignent généralement à donner l’ordre. Par ailleurs, la proximité géographique des deux cortèges et la spatialité des manifestations impliquent que toute intervention sur l’avant de la manifestation se répercutera sur tout le reste. Dès lors, un simple point de fixation entre une centaine manifestants et une partie du dispositif policier peut stopper l’avancée de l’entièreté de la manifestation.

Pour remplir ces objectifs l’essuie-glace repose sur un modèle relativement simple en quatre étapes :

  1. Des CI, BRAV ou CRS vont d’abord pénétrer par les rues perpendiculaires jouxtant un point de fixation. Par un déploiement rapide de quelques dizaines d’entre eux, l’espace en question est dégagé et le point de fixation contrôlé. Par exemple le 1er mai 2024, c’est la tentative de pillage du North Face du boulevard Beaumarchais qui a motivé l’usage de l’essuie-glace. Les CI ont chargé par la rue de l’Arquebusier afin de dégager les pilleurs et ceux qui les couvraient.
  2. La première compagnie engagée va ensuite charger l’arrière du cortège de tête dans le sens du trajet. Le but n’est pas ici d’interpeller mais de créer de l’espace. L’unité charge généralement d’une rue perpendiculaire jusqu’à la suivante afin d’avoir au minimum deux points d’accès à l’espace contrôlé. Ce segment de la manifestation se trouvant alors de plus en plus isolé du reste de la manifestation. Afin de permettre cette nouvelle charge, l’unité décrite plus tôt se repositionne rapidement afin de prendre toute la rue dans toute sa largeur. C’est là que se situe l’une des spécificités de l’essuie-glace par rapport aux essais précédents où la charge était généralement latérale.
  3. Le poste de commandement opérationnel peut désormais faire rentrer le reste des unités nécessaires dans l’interstice contrôlé. Ces renforts vont fixer l’avant du cortège syndical ainsi que la partie du cortège de tête qui n’a pas été coupé par la première manœuvre. Ce déploiement abouti généralement sur un carré défensif réduisant tout risque d’encerclement par le cortège morcelé. Sa taille permet aussi de faire manœuvrer plus facilement des unités à la mobilité réduite de par leur nombre ou leur équipement (Escadron de gendarmerie mobile, Compagnie républicaine de sécurité, Brigade de sapeurs-pompiers, ambulance, etc).
  4. L’essuie-glace et son carré défensif sont pleinement déployé. Il suffit désormais de répéter à volonté les trois premières étapes avec le reste du dispositif suiveur en fonction de la nécessité et donc de la taille initiale du cortège de tête. Toujours lors du 1er mai 2024 on pouvait compter trois segments du cortège de tête chacun séparé par une quarantaine de CRS et de gendarmes mobiles. Les CI et les sections d’intervention repartaient elles en retrait dans le dispositif suiveur.

Phase 0 : Situation avant l’usage de l’essuie-glace Phase 0 : Situation avant l’usage de l’essuie-glace sur le cortège du 1er mai 2024

Phase 1 et 2 : l’essuie-glace est initiée Phase 1 et 2 : l’essuie-glace est initiée par la pénétration par la rue de l’Arquebusier, le cortège de tête est coupé et la première partie repoussée

Phase 3 : le carré défensif prend forme Phase 3 : le carré défensif prend forme grâce à l’espace obtenu par les premières charges et la fixation du cortège syndical

Phase 4 : Situation finale Phase 4 : Situation une fois l’essuie-glace pleinement mise en œuvre

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Vers la perte d’initiative et la désorganisation du cortège de tête

Présenter le fonctionnement de l’essuie-glace ne suffit pas à sa pleine compréhension. Il nous faut aborder les effets désirés et généralement constatés qu’il entraîne sur le cortège de tête. Les premières étapes de la manœuvre empêchent, quasi systématiquement, toute résistance organisée. Face à l’effet de surprise de la première charge, le cortège n’arrive que très rarement à lui opposer la tenue d’une ligne, une mise à distance efficace ou même un repli structuré. Quant aux tentatives de réponses à distance (mortiers, jets de bouteille, etc), elles se voient limités dans leur efficacité par le carré défensif. Nombre de projectiles finissent dans le centre creux de ce dernier ou sont esquivés par les keufs qui disposent littéralement d’un boulevard pour se repositionner. Si dans certaines villes l’encerclement est la hantise des policiers, à Paris force est de constater que ces derniers peuvent rester longuement au sein des manifestants, cernés de toute part par ces derniers. La désorganisation y est pour beaucoup mais il ne faut pas oublier la présence d’unités d’appui hors du cortège mais à seulement une dizaine de mètres du carré défensif.

Même les points de départ de ces charges ne sont pas choisis au hasard bien qu’ils soient conditionnés par les actions des manifestants. Les unités déployées frappent en amont du point de fixation afin d’empêcher au maximum la dilution du cortège de tête dans le cortège syndical. Cela permet dans les faits d’empêcher la reformation du cortège de tête à l’arrière de l’essuie-glace. De plus, là où les charges frontales compactaient les manifestants, les charges à revers entraînent une dispersion générale. Les premières rendaient possible une concentration du matériel défensif et la tenue d’une ligne tandis que les secondes favorisent les fuites en avant et les arrestations ciblées. Elles permettent de pousser les manifestants dans le sens du trajet de séparer durablement les cortèges, choses que ne permettaient les charges latérales d’avant 2023. Ainsi, la peur de se faire couper est dans l’esprit de la plupart des membres du cortège de tête.

L’essuie-glace répond à merveille à un autre objectif de la Préfecture de police de Paris. En garantissant une présence policière dans la manifestation et en contrôlant l’espace entre le cortège syndical et le cortège de tête, la Préfecture est maîtresse du rythme de la déambulation. Sachant que plus une manifestation est courte moins il y a de potentialités de débordement, elle s’attelle à en accélérer l’issue. Pour cela il lui suffit de faire avancer ses unités déployées dans le sens du trajet. En l’absence de contre-attaque efficace du premier segment de cortège coupé ou d’un nouveau point de fixation à l’arrière du dispositif, le reste est condamnée à avancer continuellement. Maîtriser le rythme, le sens et le trajet15 d’une manifestation revient bien souvent à en maîtriser l’initiative. Lorsque la tactique de l’essuie-glace est menée à bien, les émeutiers perdent cette initiative se limitant pour le reste du trajet aux attaques de vitrine, aux contre-attaques diffuses et à la dispersion.

Opérabilité et réagencement tactique

L’essuie-glace s’est largement imposé depuis 2023 dans les manifestations parisiennes de grande ampleur. Il ne s’agit pas de la seule méthode de pénétration du cortège, mais c’est bien la plus courante. En dépit son apparente simplicité, son introduction dans le schéma de maintien de l’ordre a nécessité un remaniement des tactiques préexistantes ainsi que des doctrines d’emploi de la plupart des unités et équipements mobilisés.

La modification la plus visible de ce réagencement est la réduction drastique du nombre de policiers en aval du cortège. Depuis la réforme des retraites de 2023, ces effectifs sont bien plus rarement engagés dans le dispositif, se limitant à des missions de circulation et d’encadrement des flux. L’avant de la manifestation qui était autrefois un lieu majeur des affrontements entre manifestants et FDO n’est désormais plus qu’une zone floue où se concentre journalistes, street-photographes et banderoles aussi symboliques qu’inutiles. Elle demeure toutefois un terrain privilégié pour l’usage des lanceurs cougars. Profitant de leur position avantageuse et de la visibilité accrue qu’elle confère, les quelques effectifs en place sont libres d’arroser de palets lacrymogènes tout ce qui se trouve derrière eux.

Ce délaissement est facilement compréhensible du point de vue de la préfecture qui ne cherche plus à attaquer frontalement le cortège de tête ou ce qu’il reste du bloc. Comme nous l’avons vu précédemment, elle ne souhaite pas rejouer les affrontements directs de lignes contre lignes comme en 2016. Mais il ne faudrait pas croire qu’elle y a totalement renoncer. Il n’y a pas un refus du choc mais une volonté de contrôler les conditions du choc. Les unités d’intervention viennent au contact lorsqu’elles sont sûres de remporter le corps à corps. Cette nouvelle logique marque donc l’arrêt des faux bonds offensifs qui exposaient inutilement les unités et permettaient la contre-attaque du cortège. Elle explique également la confiscation quasi-systématique des banderoles où de tout éléments permettant la tenue d’une ligne.

Par ailleurs, la préfecture est venue recycler dans son nouveau schéma ce que les idéalistes considéraient comme le cœur du maintien de l’ordre à la française. La doctrine consistant à frapper les esprits plutôt que les corps a été réemployée et s’est vue reléguée au rang de tactique d’accompagnement. L’objectif est d’user de tous les moyens psychologiques, sonores et visuelles afin d’affaiblir toute résistance et maximiser l’offensivité de l’essuie-glace. Toujours dans cette même volonté de contrôler les chocs entre manifestants et force de l’ordre, ces derniers ne sont que rarement engagés sur des positions fixes ou dans des confrontations frontales de longues durées. Les balbutiements de la doctrine interventionniste de Nunez les avaient rendu un temps sur-visible avec un déploiement en nasse ou en points fixes. L’essuie-glace les a fait disparaître du champ de vision et de la portée du cortège de tête.

Pourtant, ils pénètrent la manifestation encore plus rapidement qu’auparavant. La réorganisation spatiale des effectifs agit en trompe l’œil et leur disparation n’est qu’apparente. Pour s’en rendre compte il faut comprendre ce qui rend possible cette pénétration. L’opérabilité de l’essuie-glace oblige la préfecture à contrôler les alentours de la manifestation et non plus uniquement les carrefours comme en 2022. Sans un dispositif suiveur suffisamment mobile et proche du cortège, pas de déploiement éclair. Heureusement pour eux, la géographie parisienne est l’alliée des contre-révolutionnaires de tout temps. Le baron Eugène Haussmann en bon urbaniste n’a pas uniquement chassé les prolétaires du centre de Paris ou construit des percées plus larges que toute barricade. Les grands boulevards dans lesquels les directions syndicales s’entêtent à nous promener, ont souvent été accompagné de rues de désengorgement.

Ces dernières permettent désormais de déplacer librement les effectifs et les véhicules du dispositif suiveur tout le long de l’itinéraire. Pour le 1er mai 2023, l’intersyndicale avait jeté son dévolue sur le trajet République – Nation en passant par le Boulevard Voltaire. Faisant partie des « principales saignées d’Haussmann »16, le boulevard est dédoublé par l’avenue Parmentier puis par la rue Léon Frot. Ces axes furent verrouillés par la préfecture afin d’y concentrer la majorité des effectifs du dispositif avant l’arrivée sur Nation et l’habituelle Bataille de la place. Mais pour rendre opérable la manœuvre de l’essuie-glace, il ne suffit pas de maîtriser les rues parallèles. Il faut nécessairement contrôler les rues perpendiculaires reliant ces espaces à l’axe de la manifestation. Ces dernières sont les véritables points d’accès au cortège. Afin de garantir un effet de surprise, le schéma de maintien de l’ordre actuel ne prévoit plus forcément un contrôle effectif de ces rues contrairement à la tactique précédente. Les unités d’intervention se cachent généralement dans l’angle de la rue parallèle pour rester hors de vue de la manifestation. L’exposition de ces unités avant déploiement est inutile puisque ces espaces pourtant stratégiques ne sont que rarement défendus par les manifestants. Ainsi, la tactique de l’essuie-glace recouvre tous les avantages pour servir une stratégie interventionniste sans entraîner les possibles accrochages dus à une surexposition du dispositif.

Que faire ?

Constats et propositions

Avant de savoir comment réagir, encore faut-il dresser une liste des constats que nous impose le maintien de l’ordre à Paris. Nous ne détenons pas ici la réponse face au problème de cette situation, mais toute personne tâchant de la trouver doit accepter certaines réalités. Nous ne contrôlons absolument plus le rythme de la manifestation, et nous avons perdu l’initiative au profit des flics. De même, l’offensivité a été réduite à peau de chagrin, conséquence très nette de cette perte. En un mot : nous subissons. Alors bien sûr nous connaissons une période hors-mouvement, avec une réduction drastique du nombre de personnes mobilisées. Bien sûr, il y a un écrasement numérique de la préfecture, qui compte beaucoup plus de flics qu’il n’y a de manifestants déterminés. Ces keufs sont particulièrement bien équipés, entraînés et organisés. Il n’empêche que le niveau actuel de matos et d’organisation dans le cortège sur Paris est faible et les manifs particulièrement pacifiées. Mais certains de ces constats n’ont rien de figé et ne dépendent pas que de facteurs stratégiques et tactiques : il faut s’atteler à les dépasser.

En attendant, nous proposons quelques pistes de réflexion pour affronter la répression dans la rue et essayer de renverser le rapport de force. Nous pourrions nous demander quelles sont les conditions pour tenir le choc, mais il s’avère que ses conditions sont rendues difficiles par une désorganisation des manifs à Paris. Bien qu’elles soient rares, des banderoles utilisées pour se défendre face aux charges et se rassembler seraient effectivement un bon outil. Pour le moment, nous pouvons acter que nous ne disposons pas des forces pour encaisser la charge lorsqu’elle se produit, et qu’il vaut mieux réfléchir à comment l’éviter, la ralentir ou trouver d’autres moyens de reprendre l’initiative.

De la nasse à l’essuie-glace

Puisque les rues perpendiculaires et parallèles sont nécessaires au bon fonctionnement du dispositif policier, un moyen de les désorganiser et de retarder la pénétration dans le cortège serait de les obstruer. En prévoyant le fait que les flics chargent désormais dès la première vitrine qui vole, il s’agirait d’essayer, par le biais de tout le matériel trouvé sur place, de construire des barricades, au niveau des ruelles d’où ils sont susceptibles de débarquer. Cela ne permettrait peut-être pas au cortège de tête d’empêcher la charge mais au moins de gagner du temps pour se réorganiser et donc ne pas tomber dans le piège de la cassure, de la désorganisation générale et de l’atomisation des manifestants. Dans le cas d’une manifestation massive, où le rapport de force est moins inégal, il pourrait même être possible d’abuser de l’essuie-glace pour les mettre à mal. Nous avons en général tout un boulevard pour manœuvrer, il ne paraît alors pas impossible de menacer les flics qui chargent d’une contre-charge latérale, avant que le carré défensif ne soit déployé. De toute façon, il n y a qu’en retrouvant l’initiative ou en profitant d’une externalité positive, comme des flics immobilisés pour défendre un lieu précis, qu’une certaine réponse pourra être adressée au nouvel rouleau compresseur de la préfecture.

Pour mener à bien ces quelques propositions et les prochaines, il faudra dans tous les cas des éléments de coordination plus présents dans les cortèges mais également une bien meilleure communication entre les individus, qu’ils soient ou non d’un même groupe. Mais encore faut-il que cette communication soit à même d’être efficace, de transmettre des informations clés au plus grand nombre. Et pour cela, il faut que nous soyons alertes en manifs et que nous partagions une conscience collective du moment.

Vers une réflexion stratégique et la diffusion d’une véritable culture de cortège

La solution du casse-tête du maintien de l’ordre parisien ne réside pas dans une tactique providentielle ou dans l’énième résurrection du bloc. Nous pensons au contraire qu’elle émergera de la diffusion d’une culture réelle de cortège. Avant de la diffuser, il nous faudra la créer et pour cela les moyens sont nombreux. Les ateliers stratégiques publics offrent des espaces de discussions où réfléchir collectivement aux impasses et potentiels dépassements. Ces échanges sont propices à l’élaboration de tactiques de rue adaptées à une situation donnée. Dans une perspective moins théorique, les déplacements collectifs sont toujours des moyens de s’éprouver physiquement en tant que groupe et en tant qu’individu. On peut y apprendre à former une ligne, tenir une charge, bouger ensemble et répandre les bons réflexes. En outre, la prolifération des récits de manifestation qu’ils soient prescriptifs ou simplement descriptifs, permet une actualisation des pratiques et de rester à l’affût des méthodes de la préfecture. Mais ne nous limitons pas à des compte-rendus post-manif sans lendemain. Il nous apparaît crucial de préparer à l’avance les manifestations par l’étude des différentes temporalités et l’élaboration de cartes afin de définir des objectifs clairs.

Que vous partagiez ou non les constats identifiés, les solutions énoncées ou plus largement nos analyses du maintien de l’ordre parisien, il est crucial de remettre au goût du jour la tactique révolutionnaire. Nous espérons que ce texte sera la première pierre, fusse-t-elle bancale, d’un renouveau théorique de la stratégie de cortège.



  1. Importante autonomie des unités, « sensibilité » forte de certains espaces parisiens qui justifie un rapport ultra-violent au maintien de l’ordre, facilité du bouclage et fouille de places entières permises par le nombre. ↩︎

  2. Nous écartons les manifestations sauvages, les rassemblements, les manifs plus réduites type 7 mars 2025 ainsi que les émeutes. ↩︎

  3. Un armement qualitativement létal et quantitativement exponentiel pour satisfaire des contrats privés avec des entreprises d’armement basées presque entièrement en France. Il sert dans le même temps à rassurer quant à la force répressive de l’état, pour montrer visuellement et dans les chairs le retour de la loi et de l’ordre. En somme flatter les désirs conservateurs d’une belle partie de la population. ↩︎

  4. Nous parlons ici de la perspective de l’Intérieur et de la Préfecture. Par ailleurs, pour le reste du texte nous mobiliserons son vocabulaire à plusieurs reprises. ↩︎

  5. Par point de fixation, nous entendons une zone où vont se fixer, s’installer et s’affronter durablement deux groupes, celui des flics et celui des manifestants. De manière générale, cette situation n’est pas recherchée par les flics, sauf s’ils doivent protéger une boutique, un bâtiment ou autre, puisque l’impératif tactique les y oblige. ↩︎

  6. La technique des faux bonds repose sur l’idée que face à une charge, la cible de la manœuvre va vraisemblablement se replier. Comme son nom l’indique le faux bond consiste à mener une charge sur un groupe sans toutefois arriver au contact. Elle vise à gagner du terrain sur les manifestants par un effet psychologique et sans s’engager dans un corps à corps. ↩︎

  7. De toute façon les GM en tant que des militaires ne sont pas affectés par l’augmentation de la masse salariale de la police. ↩︎

  8. On comptait 150 000 flics sur tout le territoire en 2020. ↩︎

  9. Ainsi, chaque compagnie de CRS et chaque escadron de gendarmes mobiles se divise en plusieurs sections : des sections d’appui/manoeuvre, d’autres de protection/intervention. De la même manière, les compagnies d’intervention sont composés d’éléments plus légers, mobilisables en BRAV par exemple, et de sections lourdes, nécessaires pour l’appui logistique et la manœuvre. ↩︎

  10. Le choc désigne en maintien de l’ordre et dans ce texte un contact physique entre les forces de l’ordre et des manifestants. C’est l’un des trois principes d’action de la charge avec la masse et la cohésion. Mais n’est pas toujours à l’initiative des forces de l’ordre. Durant le mouvement contre la Loi Travail, le bloc était souvent à la recherche du choc face aux keufs d’où les affrontements ligne contre ligne. ↩︎

  11. Même si l’on peut encore noter lors de manifestations massives une certaine tolérance envers la destruction de vitrines et l’agitation dans le cortège. ↩︎

  12. Ce qui ne veut évidemment pas dire absences de violences de leur part : leur objectif tactique se cantonne simplement à l’occupation de l’espace. ↩︎

  13. Notamment lors du mouvement contre le projet des retraites en 2019/2020 mais plus encore contre la loi sécurité globale en fin 2020. ↩︎

  14. Il s’agit toutefois de bien noter que l’intervention, à savoir généralement l’interpellation, ou la charge pour interrompre un affrontement ou une auto-réduction ne sont pas le fait exclusif des CI/BRAV. Au sein de chaque escadron de gendarmes mobiles ou de chaque compagnie de CRS se trouvent deux types de section : celles de marches/d’appui et de manœuvre, et celles d’intervention/de protection et d’intervention, leur laissant une forte autonomie sur le terrain et une capacité d’action assez large à un échelon assez bas. ↩︎

  15. Le trajet est convenu en accord avec les syndicats mais bien souvent imposé à ces derniers afin d’éviter au maximum les beaux quartiers, les zones en chantier ou les potentielles cibles identifiées de la mobilisation (ministère, commissariat, siège d’entreprise, etc) ↩︎

  16. Comme se plaisait à les surnommer le révolutionnaire Walter Benjamin. A ce sujet nous vous recommandons le chapitre « Haussmann ou les barricades » dans son ouvrage Paris, capitale du XIXème siècle. ↩︎