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15 June 2025 à 10h21
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Un futur étrange nous tend les bras.
Malgré toutes les tentatives pour la dompter l’Histoire demeure ce grand bouillon chaotique où s’agite le cours des événements, que nous semblons condamné.e.s à observer et subir.
En proie à ce flux, il est commun de s’en remettre à des figures d’autorité et de puissance pour notre protection (Nation, institutions, partis, grandes alliances internationales, …) ; à des figures rassurantes pour nous soutenir moralement (famille, amitiés, amours, relations parasociales, …) ; ou bien encore à des idéaux censés nous garantir d’aller dans la bonne direction (Progrès, Démocratie, Justice, …).
Mais nous ne pouvons attendre de ces figures notre salut. Pire encore, en se plaçant comme intermédiaires entre nous et l’Histoire, elles nous dépossèdent de notre initiative à agir et alimentent ainsi notre impuissance. Si nous voulons reprendre prise sur nos existences et le cours des événements, nous ne devons plus nous reposer sur elles, et chercher ailleurs notre puissance, moral et orientation. Il nous faut un Camp.
Pourquoi un Camp ?
Pour se retrouver, car le Camp est le lieu où des volontés se rejoignent. Il n’est nulle part en particulier, donc partout. On peut y entrer depuis n’importe quel point.
Pour sortir de la passivité, car on ne rejoint pas le Camp en partageant ses idées, mais en y prenant part.
Pour se projeter, car le Camp est déjà un lieu de rencontres, de partages, et d’efforts communs ; annonçant les utopies qui nous animent.
Pour constituer une force sans reproduire les schémas du pouvoir, car le Camp est un lieu structuré et articulé, tout en érigeant ses formes sur un même plan, sans hiérarchie.
Pour réunir sur un même front nos volontés destructrices et créatrices, car le Camp est à la fois le lieu où l’on résiste et depuis lequel on se lance à l’attaque, à la fois le lieu où l’on crée de nouveaux quotidiens et depuis lequel on se lance à la poursuite de nouveaux désirs.
Dans son fantasme le Camp semble répondre à nos doutes, cristalliser nos désirs et porter l’ambition nécessaire à l’époque, mais quel genre de force est-elle concrètement et comment la construire ?
Ce texte tente d’apporter des pistes de solution, mais ne se prétend pas pour autant un manuel. L’ampleur de la tâche pousse à aller dans certaines abstractions pour y trouver des repères à nos efforts, mais elles n’ont pas à se substituer à l’intuition et au sens pratique. Ce texte appelle avant tout à une créativité et détermination sans cesse renouvelées, qu’importe nos chemins particuliers.
ANATOMIE DU CAMP
RENTRER DANS LA CONTRADICTION
On peut dire que les jeunes gens, de nos jours, se trouvent brusquement placés dans une situation où l’entendement normal ne suffit plus face aux exigences singulières de la vie. Tout est devenu si embrouillé que, pour en venir à bout, il faudrait un entendement exceptionnel. Car il ne suffit plus de pouvoir jouer le jeu comme il faut; sans relâche la question se pose : faut-il vraiment jouer ce jeu-là et quel est le bon jeu ?
Ludwig Wittgenstein, Remarques mêlées
Quand on cherche à construire une force plusieurs approches peuvent se confronter, qui ne tendent pas vers les mêmes genres de structure.
Le Parti, qui se définit par une centralisation de la décision. C’est le schéma pyramidal classique, où le sommet décide pour une base essentiellement exécutante, au travers d’un nombre variable d’étages intermédiaires. La Plateforme, qui se veut un espace de composition le plus large possible. Il y règne une volonté de ne pas définir d’identité propre ni de direction, pour être le plus consensuel et fédérateur possible. La Conspiration, qui est un ensemble d’unités s’organisant de façon indépendante, communiquant relativement peu entre elles. Elles opèrent généralement dans le secret, et n’acceptent pour nouveaux membres que depuis une base de confiance1.
Malgré leurs différences ces genres de structure ont un point en commun : le rejet d’une part de contradiction. Le Parti rejette la contradiction émanant de la base vers la tête. La Plateforme répugne à aborder des sujets clivants pour garder un maximum de monde. La Conspiration par sa forme-même limite les interactions – et donc la contradiction – entre ses unités.
De fait, on ne peut pas dire que la contradiction ait bonne presse. Perçue tour à tour comme une perte de temps, de la bataille d’égo, de la branlette intellectuelle ou bien encore une source de dispute et de scission, elle est activement rejetée ou contenue dans de strictes limites dans nos espaces d’organisation. Il semble faire consensus que rejeter une large part de contradiction est nécessaire à l’organisation elle-même, à toute entreprise de grande ampleur.
Le Camp fait le pari inverse. Plutôt que de chercher à contenir la contradiction, l’idée est de la laisser librement agir comme force motrice. Les espaces d’organisation interagissent fréquemment entre eux, sans aucune subordination des uns sur les autres.
Ces quatre structures-type ne sont présentes qu’à l’état de tendances dans nos organisations et jamais de façon pure.
Le Parti ne peut complètement ignorer les contradictions émanant de sa base, dont une certaine étendue risque de se dissocier si la tête s’éloigne trop de ses orientations profondes. La Plateforme ne peut contenter tout le monde à la fois. La Conspiration ne peut techniquement être complètement fermée sur elle-même. Le Camp ne peut traiter de façon égale toutes les contradictions en son sein, il y a nécessairement des déséquilibres.
Pyramide, plan, points, réseau ; nous allons comparer ces 4 tendances structurelles sur la constitution d’une force et d’un Nous.
Construire une force
Le Parti, par sa culture de la hiérarchie, fait reposer sur une centrale des décisions qui impliquent l’ensemble. Cela a l’avantage de garantir une certaine cohérence au long cours dans les actions, et ainsi des enchaînements séquencés et coordonnés. Mais cette approche comporte également de nombreuses faiblesses. Déjà une lourde responsabilité repose sur la tête, qui peut être faillible et particulièrement vulnérable. Elle alimente une dépendance de la base à son égard, qui tend à la rendre obsolète en cas de crise interne. Sur une idée un peu similaire, il y a souvent une forte division et spécialisation des tâches au sein du Parti, qui crée un climat de dépendances peu propice à l’adaptation en cas de fortes pressions extérieures. Le Parti est plutôt lent à réagir aux évolutions de situation, comme la ligne définie ne peut être pertinente pour tous les cas de figure locaux et que le cycle de commandement depuis la tête jusqu’à la base peut être assez long. Il arrive aussi que la tête ait une fâcheuse tendance à prendre de mauvaises décisions.
La Plateforme, par sa culture de l’unité, peut organiser des événements particulièrement massifs. Son ouverture est propice à la transmission de savoirs et à la culture d’une expérience commune. Cependant son champ d’actions possibles est réduit par le souci de faire quelque chose d’uni et consensuel. Son refus d’aborder des sujets clivants – et par là des sujets qui ont des implications concrètes sur la trajectoire du groupe et peuvent amener à ce que des chemins se séparent ou même à une division du groupe – l’empêche de se projeter sur le temps long2.
La Conspiration, par sa culture du secret, peut se permettre des actions surprises et plus risquées sur le plan judiciaire. Cependant sa fermeture fait que ses unités ont un nombre de membres plus limités, et le champ d’intervention s’en trouve réduit, moins ambitieux. L’ignorance mutuelle des unités fait qu’il y a moins d’échanges de savoirs et d’expériences, de confrontations d’idées et de perspectives. Aussi, l’isolement peut être difficile à vivre moralement.
Le Camp, par la contradiction, nous pousse à nous projeter dans les conséquences au long cours de nos propositions pour les justifier et trancher entre elles. Les nombreux liens entre les groupes est propice à l’échange de savoirs et de perspectives ainsi qu’à la construction d’actions communes. En résulte une profonde connaissance mutuelle entre les unités, de leurs forces et trajectoires, et plus globalement des dynamiques qui animent le Camp. Cette connaissance intime des flux, à la manière de la navigation, permet de mieux définir sa propre trajectoire, et au global un meilleur agencement des unités entre elles. Voilà comment le Camp, malgré l’absence d’un organe de coordination central, aboutit à une certaine cohérence des actes et se projette sur le temps long. La difficulté majeure du Camp est sans doute le temps que peut prendre sa construction. Décider prend plus de temps si on ne se repose pas sur une stratégie préétablie et que l’on creuse les désaccords. De même, l’émergence d’une cohérence à l’échelle du Camp est un pari sur le temps long.
Construire un Nous
Admettons que laisser libre cours à la contradiction soit la meilleure manière de constituer une force au long cours, ne risque-t-elle pas de rendre l’atmosphère collective insoutenable ? Peut-on vraiment faire émerger et tenir un esprit de corps – un Nous – en mettant autant en valeur nos désaccords ? Malgré ces inquiétudes légitimes, il y a de bonnes raisons de croire que oui, et même que le Nous du Camp soit plus fort que celui des structures cherchant à gommer les différends.
Au sein du Parti le Nous est donné. Soit on l’adopte, soit on passe notre chemin. Le Nous y est un héritage, un flambeau à se relayer d’éléments plus ou moins impersonnels (histoire lointaine, esthétique, textes), plutôt qu’une page blanche à écrire collectivement.
Au sein de la Plateforme le Nous est tronqué. Le refus de discuter de sujets clivants fait qu’on ne se dévoile qu’à moitié. Un certain esprit de corps peut émerger des nombreuses expériences communes qui s’y déroulent, mais souvent avec le goût amer de ne pas tant se connaître, n’ayant pas pris le temps d’échanger et débattre autour des perspectives qui nous animent.
Au sein de la Conspiration le Nous est épars. Des liens puissants peuvent se souder dans les unités, mais leur isolement restreint la cohésion à une plus large échelle. Il y a bien un Nous de la Conspiration, mais dont la majeure partie nous demeure inconnue, avec laquelle nous ne pouvons débattre, échanger des expériences et perspectives, ni prendre la mesure de notre moral et de nos forces. C’est un Nous vaporeux, de rencontres potentielles qui se matérialiseront peut-être un jour et probablement jamais.
Au sein du Camp le Nous est complet car la contradiction nous pousse à dévoiler les motivations intimes de nos positions. Il est bon de rappeler ici qu’elle n’est que l’un des aspects de la rencontre au sein du Camp. Partager des savoirs et agir ensemble en sont d’autres, pas moins importants. Bien que la contradiction puisse nous diviser dans nos espaces d’organisation, nos liens en sortent malgré tout plus profonds et sincères.
PAR-DELÀ NOS FORMES
La forme n’est qu’un instantané pris sur une transition.
Henri Bergson, L’évolution créatrice
Si elle soulève des désaccords insolubles, la contradiction peut mener à ce que des camarades s’en aillent, à la scission, ou même à la dissolution du cadre3. Malgré ses vertus défendues précédemment, ces moments peuvent être déchirants et nous dissuader d’emprunter cette voie. Nous allons voir ici pourquoi il faut accepter les métamorphoses de nos formes – y compris leur division ou même dissolution – et quel changement de paradigme cela nous impose pour ne plus les vivre comme une telle perte.
Par-delà les groupes
La fin d’un groupe est douloureuse. Sans cet espace pour les retenir ensemble, les liens affinitaires s’étiolent, quand ce n’est pas leur rupture qui découd l’espace. D’un sens comme de l’autre il peut y avoir beaucoup de frustration et d’amertume, car bien souvent ce n’est pas seulement notre temps et notre énergie que nous y avons dépensée, mais aussi une part significative de notre quotidien et existence.
Mais croire que les relations et la synergie collective sont là tout ce que le groupe produit, c’est-à-dire les moyens de sa propre subsistance, c’est tomber dans le fétichisme du groupe. C’est-à-dire de croire que la puissance que dégage le groupe se trouve dans le groupe lui-même, jusqu’à un tel point que l’on croit avoir tout perdu quand il n’existe plus.
Car il y a bien plus que le groupe peut produire, le dépasser et lui survivre. C’est en particulier l’ensemble des savoirs, pratiques et expériences qui se sont développés et échangés au cours de son existence, et vont continuer de se transmettre dans d’autres formes. De même les liens ne sont pas complètement rompus, et leur relâchement permet à de nouveaux de se coudre.
Ainsi par-delà les groupes demeure le Réseau, cet enchevêtrement de savoirs, pratiques et expériences qui circulent de nœud en nœud.
Le fétichisme du groupe dissimule le Réseau et oriente nos efforts dans la subsistance du groupe lui-même plutôt que dans la puissance qu’il peut dégager.
Il ne s’agit pas de dire que les groupes ne devraient pas durer, seulement qu’ils n’ont pas à durer éternellement, que ce n’est pas là leur but. Et qu’il peut être préférable pour le Réseau qu’ils se défassent arrivés à un certain stade, pour se réagencer ailleurs, ouvrir de nouvelles voies.
Par-delà les alliances
La fin d’une alliance est peut-être moins sentimentale, mais elle n’en est pas moins décourageante, car elle nous semble être la forme la plus structurée et aboutie de nos forces. Le nombre accumulé s’effondre comme un château de cartes. Et on hésite à recommencer, craignant que le même destin s’abatte sur la prochaine, avec les mêmes déceptions.
Mais est-ce que le nombre et la force d’appel sont là tout ce que les alliances produisent ? De façon parallèle aux groupes on peut discerner un fétichisme de l’alliance, c’est-à-dire de croire que la puissance de l’alliance réside dans sa forme et le nombre accumulé, et œuvrer essentiellement à sa subsistance en tant qu’alliance et non de puissance à dégager qui peut la dépasser.
Car il y a bien plus d’éléments qui peuvent survivre à l’alliance : les leçons des victoires et échecs ; les débats stratégiques qui l’ont mise en tension ; la connaissance accrue de notre force et des formes et positionnements qui l’animent ; et ainsi un certain sens de l’agencement, une meilleure idée de ce qui nous manque, de la place qu’on peut prendre dans ce maillage.
Ainsi par-delà les alliances demeure la Fédération, cet agencement élaboré de positionnements politiques et stratégiques, qui – alliés ou non – se placent en cohérence les uns par rapport aux autres.
Le fétichisme de l’alliance dissimule la Fédération, et détourne nos efforts dans la subsistance de l’alliance-même plutôt que la puissance qui peut lui survivre. Elle nous pousse à des compositions plates, à gommer nos contradictions plutôt que de les laisser s’éprouver, et empêche donc la Fédération de mieux s’agencer.
Il ne s’agit pas de dire que les alliances doivent s’éterniser sur des détails, jusqu’à ne plus rien trancher, mais de reconnaître le rôle que peut avoir la contradiction dans la construction de notre puissance.
Par-delà les événements
À la fin d’un événement – échec ou réussite, timide ou flamboyant – l’effervescence retombe. C’est le retour à la normale et rien ne semble pouvoir en rompre l’inertie. Là encore nos efforts semblent vains.
Mais est-ce là que s’arrête un événement ? Devrons-nous toujours repartir de 0 ? On peut de même cerner un fétichisme de l’événement : quand il est fini, il n’en resterait plus que des souvenirs qu’on va se répéter en boucle. Et cela joue dans sa préparation. On va tout faire pour que le moment soit le plus intense, spectaculaire possible, sans anticiper la suite. Le fétichisme de l’événement consiste à concevoir des instants plutôt que des dynamiques.
Car au-delà de l’événement peut subsister un climat d’ébullition – énergie, moral, détermination – qui peut en alimenter de nouveaux. Il est plus constructif de concevoir des victoires comme des enchaînements vertueux entretenant cette ébullition. Qu’il y ait un certain feu qui s’approfondisse et se répande.
Ainsi par-delà les événements demeure le Mouvement, cet entrelac de flux, nourris par les actes et nourrissant de futurs actes. Car nous ne voulons pas tant créer des événements dont tout le monde parle que des événements dont tout le monde prend acte.
Le fétichisme de l’événement peut détourner nos efforts de ces flux pour se focaliser sur des clichés momentanés.
Par-delà les formes
Nous avons séparé les 3 trames – le Réseau, la Fédération et le Mouvement – mais elles ne sont pas pour autant indépendantes. Le Réseau se développe aussi par les rencontres au sein de la Fédération, et ne peut évoluer sans être mu par le Mouvement. La Fédération est l’agencement des unités du Réseau, qui n’ont pas de motif pour s’articuler entre elles si elles n’ont pas d’orientations communes, soit le Mouvement. Le Mouvement est nourri par les bases matérielles et expérientielles du Réseau, et se déploie selon l’agencement de la Fédération. À cet enchevêtrement complexe, cette machine de guerre aux frontières diffuses, nous donnons le nom de Camp.
Le Camp est la réelle puissance que l’on nourrit de nos efforts, par-delà les formes qui ne font que passer, et dont le fétichisme doit être dépassé.
Ainsi par-delà les formes, les creux et vagues de la lutte, demeure le Camp.
Ce qui relie un Nous
Le fétichisme de la forme – que ce soit celui du groupe, de l’alliance ou de l’événement – nous détourne de ce qui fait notre puissance en dernier lieu. L’attachement à nos formes nous retient de les mettre en tension, de poser nos désaccords au risque qu’elles se disloquent, de les faire évoluer vers de nouvelles formes ou même de les dissoudre pour que les forces qui l’ont maintenue jusque là se recomposent ailleurs et pour le meilleur.
Mais nous n’échappons pas aux formes, c’est toujours par leur biais que l’on construit le Camp. Il peut être utile de se rappeler leurs potentiels respectifs, qui peuvent nourrir toutes les trames.
Par le groupe Nous développons et transmettons des savoirs, pratiques et expériences pour le Réseau. Nous nous questionnons et confrontons nos perspectives sur leur usage pour la Fédération. Nous tissons des liens puissants qui peuvent nous faire tenir sur la durée et contre toute opposition pour le Mouvement.
Par l’alliance Nous mettons en contact des expériences pour le Réseau. Nous mettons en tension nos trajectoires pour la Fédération. Nous mettons en action nos forces pour le Mouvement.
Par l’événement Nous diffusons des pratiques par la démonstration pour le Réseau. Nous éprouvons des approches tactiques et stratégiques, et tirons leçon des réussites et échecs pour la Fédération. Nous cultivons notre antagonisme envers le pouvoir, et ouvrons des brèches vers des horizons créatifs pour le Mouvement. Ainsi les 3 formes que nous avons distinguées ne participent pas seulement à leurs trames respectives, mais au Camp dans son ensemble, selon des rythmes qui leur sont propres.
Les frontières entre les formes ne sont pas si nettes, et peuvent être franchies. C’est peut-être là que réside ce qu’on appelle parfois le saut qualitatif. Quand l’événement, créant un fort sentiment d’appartenance, devient groupe. Quand le groupe, par accumulation de nombre et de lignes contradictoires, devient alliance. Quand l’alliance, débordée par son propre élan, devient événement. Quand l’événement, par conscience plus forte de l’antagonisme qui se joue, devient alliance. Quand l’alliance, par des évidences communes fortes qui se dessinent, devient groupe. Quand le groupe, par contagion de sa manière d’appréhender le conflit ou de rompre le quotidien, devient événement.
Ainsi nous ne devons pas réfréner nos métamorphoses, mais il ne s’agit pas pour autant de croire à un nouveau mythe du progrès. Malgré l’optimisme qui peut se dégager ici, le Camp n’est pas ce qui grandit quoi qu’il advienne, il peut aussi refluer. Le Réseau peut se relâcher, la Fédération s’égarer, le Mouvement dérailler, le Camp perdre du terrain. Il n’appartient qu’à ce Nous de le reprendre et d’aller plus loin encore.
OÙ VA LE CAMP ?
L’avenir demeure incertain, et ainsi doit-il être car il est la toile sur laquelle nous peignons nos désirs.
Frank Herbert, Les enfants de Dune
Les unités du Camp sont autonomes et peuvent s’agencer de n’importe quelle manière avec n’importe quelle autre. Par conséquent on ne peut pas délimiter ici pour quels désirs et dans quels usages le Camp sera mobilisé, cela n’aurait aucun poids, de même qu’il serait vain pour un livre d’anatomie d’ajouter une section sur les bonnes mœurs. Alors la question ici n’est pas tant de définir quel but doit avoir le Camp que d’imaginer quel genre de monde ce genre de force construit si l’on pousse sa logique à l’extrême. Autrement dit : où va le Camp ?
Le Camp est autonome à ses origines
Pourquoi rejoint-on le Camp ? Sans doute poussé par des désirs qui ne semblent pas se réaliser d’eux-mêmes, et dont l’ambition ne peut être portée seul.e.
Comment rejoint-on le Camp ? Non pas en partageant passivement des désirs, mais par les actes : Au travers du Réseau, en apprenant et transmettant des savoirs et expériences, sans se reposer sur des spécialistes. Au travers de la Fédération, en débattant de la trajectoire à emprunter, sans adopter par défaut une stratégie décidée ailleurs. Au travers du Mouvement, par la poursuite de désirs et le combat contre des ennemis communs, sans se faire dicter un but.
Ainsi rejoindre le Camp n’est pas un geste anodin. On y assume une volonté d’autonomie dans la réalisation de nos désirs, sans se reposer sur une quelconque instance pour le faire à notre place.
Le Camp est révolutionnaire dans son cheminement
Nous ne pouvons prédire avec exactitude le devenir du jeu de la multiplicité de ces désirs. Seulement, nous pouvons être certain.e.s qu’ils rencontreront des forces qui chercheront à les contenir dans une certaine direction, les récupérer pour leurs ambitions propres : le pouvoir et l’intégralité de ses appareils de capture. Tant que les divers régimes de domination ni les diverses puissances animant le Camp ne démordent de leurs ambitions la confrontation – d’une forme ou d’une autre – est inévitable.
De part la puissance des unités émergeant de l’interconnectivité, il est de l’intérêt du Camp dans son ensemble de se tenir en solidarité quand l’une de ses racines est attaquée. Le Camp étant par essence en perpétuelle reconfiguration. Les formes peuvent être détruites mais les forces qu’elles contenaient recirculeront dans la jungle de ses entrelacements. Aucun échec ne craint de faire dégénérer la structure entière.
Le développement du Camp – qu’importe les désirs qui l’animent – est donc nécessairement un processus révolutionnaire.
Le Camp est incertain vers son horizon
Sans doute n’y a-t-il rien de plus labile que les désirs. Seule demeure la volonté, cette force qui échappe en définitive à tout contrôle et ne cesse d’explorer de nouvelles directions. Sans doute ce qui nous définit nous révolutionnaires du Camp n’est pas tant le désir d’un monde en particulier que de goûter à tous les mondes possibles.
De fait, chacune de ses trames pousse à ce que de la nouveauté émerge. Le Réseau, par la transmission de savoirs, nous rend de plus en plus capables – et ce, à de plus en plus petite échelle – d’accomplir tout et n’importe quoi. La Fédération, par la mise en confrontation des positions, pousse sans arrêt le Camp à se réagencer selon l’évolution des événements. Le Mouvement, par la réalisation des désirs et le combat contre le pouvoir, dévoile continuellement de nouveaux devenirs à poursuivre. L’horizon vers lequel s’étend le Camp est donc incertain, si rien ne l’arrête.
On était en droit de se demander s’il peut y avoir plusieurs camps, car le sens commun de camp est dans “choisir son camp” comme choisir sa cause. À présent, tel que défini ici, il est évident qu’il ne peut y avoir qu’un seul Camp, dont la cause n’est autre que la conséquence de son fonctionnement, ce futur en mirage où se miroitent d’innombrables utopies, fondues indistinctement les unes dans les autres. Il serait absurde de compter sur une telle machine pour bâtir quoique ce soit de totalisant ou d’éternel.
Avoir un horizon comme but ne peut mener qu’à l’errance, peut-être la désirons-nous secrètement ? Nous rejoignons le Camp, certain.e.s de tirer notre bonheur de l’incertitude, d’être bousculé.e par l’impromptu, et par là un certain sens de l’aventure. Nous acceptons la contradiction, et par là que nous ne parviendrons pas toujours à nous accorder, car l’union forcée n’offre un sentiment de sécurité que sur le court terme. Nous acceptons la métamorphose, et par là que nos chemins vont peut-être se séparer et nos formes se dissoudre, car notre véritable force circule par-delà et non dans les contours de nos formes. Nous acceptons l’incertain, et par là qu’il n’y a pas qu’une seule utopie à chercher, car notre volonté ne peut s’en satisfaire.
Que jamais l’Histoire ne se termine.
DÉVELOPPEMENT DU CAMP
REJOINDRE LE CAMP
Comme on l’a vu dans les chapitres précédents, une réponse collective est toujours préférable à une réponse individuelle. Un groupe augmente vos ressources financières et vous permet d’acquérir plus de matériel et plus de terrain. Vous disposerez également d’un champ de compétences accru. Ici, la situation diffère d’un siège classique où le moindre talent est déjà appréciable en soi : en vous préparant à l’avance au scénario catastrophe, vous disposerez d’assez de temps pour que tous les membres de votre groupe acquièrent les compétences nécessaires. […] Au risque de nous répéter, faire coopérer un groupe d’individus sur le long terme reste l’une des tâches les plus ardues au monde. Cependant, en cas de succès, ce groupe sera capable d’accomplir n’importe quoi.
Max Brooks, Guide de survie en territoire zombie
Le Camp n’a pas besoin d’être créé – il opère déjà – car il y a déjà de l’organisation – de l’échange de savoirs, du débat, de la mise en mouvement – dans des perspectives révolutionnaires. Le Camp – tout comme le Parti, la Plateforme et la Conspiration – demeurent toujours à l’état de tendance dans les structures. Alors il ne s’agit pas tant de créer le Camp que de le pousser vers ses limites : comment le rejoindre, l’étendre et l’approfondir ?
Rejoindre par un groupe
Il est préférable de rejoindre le Camp par un groupe plutôt que par les autres genres d’espace. Ce sont généralement des cadres plus chaleureux et sécurisants, une meilleure base sur laquelle compter pour être intégré.e. Les réunions y sont plus fréquentes et donnent beaucoup d’occasions pour se former et tisser des liens. Il ne faut pas à hésiter à y prendre part active, ou d’y aller avec quelqu’un.e d’autre si on ne se sent pas assez en confiance.
Rejoindre par une alliance
Les alliances, comme les assemblées générales, sont des lieux intéressants pour rencontrer une certaine étendue des groupes et tendances locales. Mais pour cette même raison elles peuvent être difficilement lisibles, cristallisation de conflits de milieu dont les enjeux ne sont pas toujours bien explicités. Il peut alors être plus difficile de s’intégrer dans la discussion. Aussi, en dehors des mouvements sociaux, les réunions sont souvent plus éloignées dans le temps, ce qui ne laisse pas beaucoup d’occasions pour entretenir des liens.
Il faut tenter d’y cerner les argumentaires des différentes fractions, observer comment elles participent à l’organisation concrète, voir celle qui semble le plus résonner avec nous et oser aller à sa rencontre pour tenter de la rejoindre.
Rejoindre par un événement
Les actions comme les manifs ne sont pas toujours idéales comme porte d’entrée, les groupes sont souvent déjà constitués et le rythme des manifs n’est pas très propice à la rencontre. Ce sont des vitrines de ce que peuvent faire les groupes plutôt que des portes d’entrée.
Les soirées militantes peuvent être de bonnes occasions de rencontrer des groupes qui y tiendraient une table, mais ces mêmes groupes ont souvent déjà une façade publique qui peut être rejointe directement.
Où trouver ces espaces ?
Les espaces rejoignables publiques ne sont pas toujours évidents à trouver. Si l’on google “groupe révolutionnaire {ville}” rien ne garantit de tomber sur une belle liste exhaustive. D’une part parce que tous les groupes révolutionnaires ne s’assument pas révolutionnaires dans leur bio, et d’autre part parce que les réseaux sociaux peuvent avoir une certaine tendance à shadowban les pages pas très appétantes pour leurs algorithmes publicitaires.
Parfois il n’y a rien de mieux que d’aller toucher de l’herbe. Aller à la recherche d’affiches et stickers dans les rues passantes (et leurs rues annexes moins exposées, souvent plus propices aux affichages sauvages), les bars (plutôt de réputation gauchiste), et facs (plutôt de lettres / sciences humaines). La stratégie d’affichage est souvent un bon indicateur du degré de docilité des groupes, entre des affiches sagement punaisées dans des espaces dédiés ou un collage suintant directement sur les portes d’entrée, choisissez votre camp.
Quelques conseils
Quand on rejoint un groupe il y a souvent quelques difficultés à surmonter.
L’allégeance prématurée, quand on va trop rapidement s’attacher et s’engager dans un groupe sans avoir pris le temps de mesurer si sa trajectoire résonne avec la nôtre, ou si un autre ne conviendrait mieux. Il ne faut pas se sentir gêné.e de le quitter malgré les liens qu’on y a tissés (ce qui n’empêche en rien de garder contact).
L’intimidation, de se maintenir en retrait, ne pas oser participer au groupe (à ses formations, discussions, organisation d’actions ou autre), en particulier quand il n’y a pas d’effort d’intégration du côté du groupe. Il faut garder en tête que dans la majorité des cas les membres du groupe seront plutôt ravi.e.s que de nouvelles personnes essayent de prendre les choses en main, et prendront le temps d’expliquer les trucs. Si au contraire on est confronté.e à une réponse hostile, c’est peut-être le signe que ce groupe ne vaut pas la peine de s’y impliquer et de le quitter au plus vite.
Enfin le rejet de la contradiction. Le groupe peut ne pas considérer sérieusement les contradictions émanant de camarades considéré.e.s comme inférieur.e.s par rapport à un ordre hiérarchique ou noyau plus ou moins implicite. Ces limites sont d’autant plus difficiles à surmonter qu’on vient de rejoindre le groupe. Dans ce cas on peut le voir malgré tout comme une opportunité d’y apprendre des trucs qui nous serviront ailleurs, sinon quitter tout de suite le groupe.
ÉTENDRE LE CAMP
Le besoin d’un réseau ou d’une infrastructure de communication au sein de la base sociale d’un mouvement est un prérequis essentiel pour l’activité “spontanée”. Les masses seules ne forment pas de mouvement, aussi mécontentes soient-elles. Des groupes d’individus auparavant non organisés peuvent spontanément se former en de petites associations locales – généralement des réseaux affinitaires – en réponse à une pression ou crise spécifique. Cependant, si elles ne sont pas liées d’une manière ou d’une autre, la révolte ne se généralise pas et demeure une irritation locale ou se dissoud complètement. Si un mouvement doit se propager rapidement, le réseau de communication doit déjà exister. […] Pour résumer, si un réseau de communication rejoignable est déjà établi, une crise seule suffit à l’embraser.
Jo Freeman, On the Origins of Social Movements
Le Réseau, la Fédération et le Mouvement ne sont pas des entités distinctes au sein du Camp. Ce sont plutôt différentes grilles de lecture – des trames – pour voir le Camp. Le concept de Camp étant plutôt abstrait, elles aident à dégager des pistes praticables pour son développement.
Réseau : voir le Camp comme une base matérielle où circulent ressources et savoirs ; porter attention aux points de concentration à diffuser, aux zones isolées à relier.
Fédération : voir le Camp comme une vaste conversation politique et stratégique ; porter attention aux positions qui devraient se confronter pour la cohérence de l’ensemble.
Mouvement : voir le Camp comme un grande mise en mouvement des volontés ; porter attention à l’état de nos forces pour les employer à leur plus haut degré d’initiative et se remonter le moral au besoin, atmosphère communicante où les vents forts réaniment les zones de dépression.
Traduit dans la pratique, étendre le Camp signifie alors étendre le Réseau, la Fédération et le Mouvement.
On montrera l’intérêt de ces trames en les appliquant à des questions récurrentes de la lutte, au risque d’être redondant car les logiques sont toujours les mêmes. Bien sûr ces exemples ne sont que des suggestions qui n’en épuisent pas les usages possibles.
Politiser
S’il n’y a aucun groupe rejoignable aux alentours ou qu’aucun ne résonne avec notre trajectoire il faut construire une fraction du Camp de zéro, dans l’attente de se mêler à d’autres. Alors un groupe d’ami.e.s – peut-être formé de rencontres au travers d’espaces d’organisation – peut être une bonne base si des buts communs s’y dessinent.
Réseau : Faire le point sur ce que l’on sait (faire) et qu’on peut se transmettre. S’interroger sur nos lacunes et les combler.
Fédération : Se donner des objectifs, quels désirs communs peuvent être poursuivis. Analyser la situation locale et globale, quelles perspectives de développement de notre force on peut y tracer, se demander quel chemin faut-il emprunter, lequel dégagera le plus de nouveaux possibles à poursuivre. Aller ensemble à des réunions, AG, manifs ou autres espaces politiques puis en débriefer collectivement, porter un regard critique à la fois sur ces espaces et les façons dont on y participe.
Mouvement : Mettre nos réflexions en pratique.
Bref, politiser nos relations comme point de départ, assumer de vouloir refaire le monde.
Inviter
Pour inviter quelqu’un.e à rejoindre le Camp on peut tenter de le.a convaincre de deux choses : que c’est un outil pour reprendre prise sur nos existences ; et qu’iel y a sa place et peut contribuer à sa puissance quelque soit son degré d’expérience.
Réseau : Montrer la richesse des savoirs accumulés et qui peut lui être transmis.e, comment leurs propres connaissances peuvent s’y ajouter, tous les possibles que cela ouvre.
Fédération : Montrer la richesse des réflexions stratégiques du Camp, comment leur regard neuf – qu’il soit construit ou en germe – peut les affûter.
Mouvement : Montrer la richesse de ce que l’on fait, comment on tire leçon des réussites comme des échecs, quelle puissance cela dégage au long cours.
Intégrer
Avant de s’interroger sur la manière dont on va pouvoir se lier à d’autres espaces d’organisation, il faut déjà se demander si les personnes dans le groupe sont bien intégré.e.s. Que veut dire intégré.e dans ce contexte ? Venir à toutes les réunions ? Avoir un sentiment d’appartenance ? Être ajouté au groupe d’ami.e.s à l’origine du groupe ? Signer une charte ? D’après notre approche être intégré.e veut plutôt dire participer concrètement au fonctionnement du groupe, à la fois s’en nourrir et le nourrir en retour comme un tout “intégré”, une symbiose.
Réseau : Assimiler les savoirs des autres membres du groupe et partager les nôtres.
Fédération : Prendre en considération les avis des autres et ne pas hésiter à donner le sien.
Mouvement : Se laisser porter par les initiatives des autres membres et devenir soi-même force d’initiative.
Rencontrer
On veut souvent rencontrer d’autres groupes, un peu comme une évidence, mais on en questionne rarement le sens : ce que cela veut dire, comment créer du lien, et ce que cela nous apporte concrètement.
Réseau : Mettre en commun les savoirs accumulés dans nos groupes respectifs, par des textes, des ateliers, ou encore des échanges d’expérience.
Fédération : Débattre des priorités stratégiques pour le Camp, se retrouver autour d’enjeux sur lesquels on aimerait dégager des perspectives communes d’intervention.
Mouvement : Créer des canaux d’échanges pour faciliter la coordination en cas de situation urgente où l’on pourrait intervenir de concert.
Ainsi pour le Camp le lien est la continuité d’actes concrets où on se retrouve toujours pour une raison, que ce soit quelque chose à partager, à discuter ou à faire ensemble.
Converger
Les nombreuses intersections entre les régimes de domination – qu’ils soient capitalistes, patriarcaux ou encore impérialistes – ont nourri des fantasmes de longue date d’une convergence de toutes les luttes d’émancipation en un front unique dirigé vers un ennemi commun.
Il y a sans doute quelque chose qui lie toutes ces luttes. Peut-être la volonté d’échapper à l’appropriation des corps et de reprendre prise sur nos existences, les arracher à tout ce qui tente de les capturer pour leurs appétits propres et viole leur autonomie.
Mais ce qu’elles ont en commun ne garantit que la pertinence d’un dialogue, pas nécessairement d’une union en une lutte embrassant le tout de façon homogène sous un concept abstrait. Que les différentes luttes soient compatibles dans leur horizon d’émancipation n’impliquent pas qu’elles doivent emprunter le même chemin.
Toutefois, si tant est que nous ne soyons pas ennemies, nous avons beaucoup à nous apporter mutuellement.
Réseau : Partager les savoirs uniques accumulés au cours de nos combats respectifs. On ne s’attaque peut-être pas de la même manière aux différents régimes de domination, mais les savoirs qu’on y a accumulés peuvent se révéler utiles à d’autres.
Fédération : Creuser les implications stratégiques des différents combats, dans quelle mesure ils peuvent se conjuguer ou doivent demeurer séparés4.
Mouvement : Faire une action commune si on y trouve chacune une pertinence. S’apporter du soutien moral ou matériel quand l’une ou l’autre est dans une mauvaise phase, garder la porte ouverte.
On n’exclut pas la possibilité ni la pertinence à certains moments d’un front uni, mais ce front uni doit se former au prix de débats profonds sur les implications pour chacune des luttes, pas depuis un chantage à l’unité. L’alliance n’en serait que plus forte et sincère.
Composer
Composer avec un mouvement social implique de lui apporter de la force tout comme on se donne de la force au sein du Camp. S’y montrer utile, tout en restant transparent avec nos motivations propres.
Réseau : Transmettre des pratiques par l’exemple et nous-mêmes apprendre de l’inventivité du mouvement.
Fédération : Trouver des moments pour discuter de l’état du rapport de force, montrer que l’expérience que nous avons des luttes peut apporter un regard intéressant.
Mouvement : Apporter du soutien moral et logistique, insuffler de l’énergie, proposer des actions communes.
Les Partis rencontrent plus facilement de la réactance de par leur évidente volonté de capture sous une même centrale. Déjouer leurs tentatives de récupération est souvent un enjeu vital des mouvements sociaux. Depuis le Camp on n’impose aucun ordre hiérarchique, on n’accepte des un.e.s et des autres que ce qui nous semble bénéfique pour nos orientations propres. On ne propose pas une direction à suivre mais une multiplicité avec laquelle composer.
Relier
L’internationalisme – penser sa lutte comme globale, dépassant les frontières – est toujours compliqué à mettre en pratique. Comment s’apporter du soutien depuis de telles distances ? De quoi pourrions-nous avoir besoin des un.e.s et des autres pour nos luttes respectives ? La difficulté à répondre à ces questions amène le plus souvent à des actions purement symboliques. Ici la démarche est toujours la même, chercher ce qui contribue réellement à notre force et n’en a pas que l’aspect.
Réseau : Créer du lien avec des espaces d’organisation de pays voisins et peu à peu tisser un réseau qui peut transmettre partout par degrés de séparation.
Fédération : Écrire et traduire des textes pour défendre des perspectives stratégiques, tout en s’efforçant de comprendre comment les contextes locaux imposent certaines contraintes supplémentaires ou sont au contraire plus permissifs.
Mouvement : Reconnaître que l’on s’attaque à des continuums de pouvoir dépassant les frontières. Comprendre l’articulation de leurs ramifications locales. Une révolte dans un pays peut être contagieuse, donner de la force morale à toutes les autres luttes du globe, qui peuvent communiquer en retour une certaine détermination.
Pour le Camp l’internationalisme signifie prendre conscience des liens subtils qui nous lient par-delà les frontières et font circuler de la force malgré la distance.
APPROFONDIR LE CAMP
Il faut accepter la contradiction, la métamorphose, et l’incertain ; car ces forces creusent d’elles-mêmes dans leurs sillages les voies des puissances en devenir. Mais de nombreux éléments peuvent se mettre au travers de leur cheminement, à commencer par nos propres habitudes apprises de chercher à les contenir. Alors il faut parfois faire un effort délibéré pour les relâcher.
Libérer la contradiction
Ce n’est pas en termes d’indépendance, mais de coexistence et de concurrence, dans un champ perpétuel d’interaction, qu’il faut penser les machines de guerre à métamorphose et les appareils identitaires d’État, les bandes et les royaumes, les mégamachines et les empires.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux – Traité de nomadologie : la machine de guerre
Les tendances de Parti, Plateforme et Conspiration repoussent toutes d’une manière ou d’une autre une part de contradiction. Voici quelques pistes pour pour les contrer.
Avorter les Partis
Les Partis se développent par la culture de la hiérarchie, qui consiste en une centralisation de la décision, autrement dit une séparation entre corps décidants et corps exécutants. Elle peut être repoussée par la culture de l’autonomie, qui consiste à réfléchir, décider et agir par nous-même, sans rien déléguer.
Au sein des groupes la culture de la hiérarchie se manifeste par des dynamiques de chefferie. Sous un certain angle une tête (constituée d’un.e ou plusieurs chef.fes) est une spécialiste de la décision. Elle a une idée claire de la direction que pourrait prendre le groupe et est seule force de propositions pour le faire avancer. Cette dynamique est rarement concertée au sein des groupes, et plutôt le résultat de penchants individuels et collectifs : la tête peut s’être formée par une volonté ferme d’emprise sur la trajectoire du groupe et/ou par le résultat de dynamiques de dilutions de la responsabilité, retombant toujours sur les mêmes personnes. À l’opposé la culture de l’autonomie va essayer de faire tourner le plus possible les responsabilités du groupe. Cela passe par une transmission de savoirs et un effort d’intégration pour que tout le monde se sente légitime à réfléchir et être force de proposition pour la trajectoire du groupe, sans qu’aucune personne ne se trouve indispensable et assignée à un quelconque rôle de spécialiste.
Au sein des alliances la culture de la hiérarchie se manifeste par la subordination d’espaces à d’autres cadres. Autrement dit les espaces de rencontre acquièrent un statut supérieur aux groupes membres, et les décisions qui y ont lieu s’imposent à eux sans possibilité de rediscussion, la décision de rejoindre ou non les propositions discutées ayant été déléguée à des mandaté.e.s. À l’opposé la culture de l’autonomie va donner un statut autonome aux espaces de rencontre. C’est-à-dire que les décisions prises dans ce cadre n’impliquent que les gens y prenant part, en leur nom propre. Les décisions peuvent être ensuite être formulées comme des propositions envers les différents groupes, libres de s’y greffer ou non, en en rediscutant dans leur propre cadre. En d’autres termes, pour le Camp, les alliances ne sont rien de plus ni de moins que des groupes.
Au sein des événements la culture de la hiérarchie se manifeste par un ordre strict de commandement, supervisant des unités fortement spécialisées pour suivre un plan à la lettre. À l’opposé la culture de l’autonomie va tenter de rendre les différentes équipes plus polyvalentes et autonomes les unes des autres, peut-être avec un plan décidé communément à l’avance mais sur lesquelles elles pourront plus facilement improviser en cas de souci ou d’opportunité imprévue.
Ainsi la culture de l’autonomie brouille les régimes d’allégeance des Partis pour libérer la puissance de contradiction des bases.
Réveiller la tectonique des Plateformes
Les Plaformes se développent par la culture de l’unité, qui consiste à valoriser les similitudes. Elle peut être repoussée par la culture de la multitude, qui consiste plutôt à valoriser les variétés.
Au sein des groupes la culture de l’unité se manifeste par le refus d’aborder des sujets clivants. La Plateforme va chercher la trajectoire la moins sujette à séparation possible, une sorte de moyenne, pour contenter un maximum de monde. À l’opposé la culture de la multitude va préférer s’aventurer dans ces sujets. Elle ne voit pas les séparations qui pourraient en découler comme une perte mais un meilleur agencement des forces5.
Au sein des alliances la culture de l’unité se manifeste par une préférence pour la rencontre de groupes semblables dans les idées et les pratiques. Elle croit que la rencontre ne peut être fructueuse que s’il y a déjà beaucoup de points communs, que des différences marquées créent toujours du conflit stérile dans la discussion. La culture de l’unité préfère peindre des monochromes, en chasser les moindres nuances et reliefs, elle y voit la recette inratable de la cohérence de l’œuvre, de l’unité de l’expérience. On reconnaît sa patte au souci de dissimuler tout signe de l’artiste et de son procédé. À l’opposé la culture de la multitude va préférer rencontrer des groupes aux idées et pratiques différentes. Elle va voir cette variété d’expériences comme une force, une occasion d’apprendre de nouvelles compétences, d’aiguiser sa trajectoire et expérimenter de nouvelles actions. Pour elle le caractère contre-productif du débat a plus à voir avec les égos et personnalités qu’aux désaccords de fond. Un débat constructif est rendu possible par l’autonomie de l’alliance et des groupes, évitant par là des crispations inutiles. En effet les décisions prises dans l’espace de rencontre ne s’imposant pas aux groupes invités il faut donc essayer de réellement se convaincre de la pertinence des propositions plutôt que d’arracher le débat à la majorité. La culture de la multitude aime peindre des polychromes, rechercher la cohérence la plus haute par les combinaisons les plus audacieuses, quitte à rater et ressayer d’autres alliages compulsivement. On reconnaît sa patte aux traces assumées de son amateurisme, invitant les spectateur.ices à l’accompagner dans son geste.
Au sein des événements la culture de l’unité se manifeste par un souci pour la symbolique du front uni. Pour minimiser les frictions dans l’élaboration de l’action elle va choisir ce qu’il y a de minimalement acceptable pour tout le monde. Le résultat a souvent l’allure d’un bloc sage et homogène. À l’opposé la culture de la multitude va tenter de maximiser l’usage des héritages des groupes. Elle ne va pas brider leurs capacités, et plutôt chercher le maximum qui peut être accompli avec la diversité des expériences en présence. La possibilité d’une action en bloc n’y est pas écartée mais ce n’est pas un choix par défaut, le résultat ayant plus souvent une allure d’hybride ou de meute (ou, plus cool encore, de meute d’hybrides).
Ainsi la culture de la multitude brouille les régimes d’appartenance des Plateformes pour libérer la puissance de contradiction des altérités.
Désenclaver les Conspirations
Les Conspirations se développent par la culture du secret, qui consiste à tout dissimuler à moins d’une raison contraire. Elle peut être repoussée par la culture de l’ouverture, qui consiste à ne rien dissimuler à moins d’une raison contraire.
Au sein des groupes la culture du secret se manifeste par le confinement des savoirs, la distinction entre un noyau d’initié.e.s et les autres. Il faut faire partie du noyau pour accéder aux savoirs et connaître les raisons profondes de la direction que prend le groupe. On ne fait partie du cercle qu’après avoir fait ses preuves, ce qui peut engendrer des dynamiques assez toxiques. Les nouvelleaux arrivent au compte-goutte et il y a peu d’effort particulier d’intégration envers elleux. À l’opposé la culture de l’ouverture ne va simplement pas faire de distinction entre le cercle et les nouvelleaux. Plus qu’une ouverture de principe, il y a un effort particulier d’intégration : expliciter des choses devenues des évidences construites lors de l’existence du groupe, éviter le jargon, diffuser les savoirs, etc.
Au sein des alliances la culture du secret se manifeste par le confinement des positions, une certaine réticence à la rencontre. Plutôt que de s’ouvrir directement à un groupe, elle va se mettre en lien d’abord avec les membres qu’elle connaît personnellement ou juge de confiance, et aviser peu à peu. À l’opposé la culture de l’ouverture va être assez enthousiaste à l’idée de la rencontre et ne pas hésiter à se capter directement de groupe à groupe.
Au sein des événements la culture du secret se manifeste par le confinement des informations, une dissimulation du plan aux autres groupes. À l’opposé dans la culture de l’ouverture on dévoile et souvent même élabore nos plans entre les groupes, met en place des moyens pour communiquer entre nous sur le terrain pour une meilleure coordination et se prêter main-forte en cas de besoin. Il peut même y avoir des membres qui passent d’un groupe à l’autre pour apprendre des différentes manières de procéder.
Ainsi le principe d’ouverture brouille les régimes de confinement des Conspirations pour libérer la puissance de contradiction du dehors.
Libérer la métamorphose
L’État a besoin de subordonner la force hydraulique à des conduits, tuyaux, rives qui empêchent la turbulence, qui imposent au mouvement d’aller d’un point à un autre, à l’espace lui-même d’être strié et mesuré […]. Tandis que le modèle hydraulique de la science nomade et de la machine de guerre consiste à se répandre par turbulence dans un espace lisse, à produire un mouvement qui tient l’espace et en affecte simultanément tous les points, au lieu d’être tenu par lui comme dans le mouvement local qui va de tel point à tel point. Deleuze et Guattari, Mille Plateaux – Traité de nomadologie : la machine de guerre
Quelle est la raison d’être de nos formes ? Comment définir ce qu’est notre groupe, alliance ou événement, dans quoi ça s’inscrit ? Est-ce seulement nécessaire ?
Une approche classique consiste à définir une ligne, et par là un objectif précis et la manière dont on souhaite y parvenir. Cette ligne ne peut être remise en question. De nouveaux.elles membres rejoignent le groupe parce qu’iels ont la même destination ou veulent être déposé.e.s à une étape de l’itinéraire, comme quand on prend le bus.
Une autre approche, sans doute plus fidèle à l’esprit du Camp, consiste à définir plutôt une trajectoire. Comme la ligne elle comprend un objectif et une stratégie pour y parvenir, mais à la différence qu’elle n’est pas fixe et peut être remise en question. On rejoint le groupe parce que sa trajectoire nous paraît pertinente mais plus encore parce que les énergies qui en animent membres résonnent avec la nôtre, que nous avons de bonnes chances de désirer les mêmes changements de cap. Comme quand on prend un navire, peut-être avec une petite idée d’où on veut aller mais dans l’esprit de se laisser surprendre et porter par quelques pulsions ou vents opportuns l’avenir nous réserve.
Sur un autre plan, on peut imaginer une même fluidité pour les espaces en général, qui peuvent changer radicalement de forme :
D’événement à groupe
À la suite d’une manifestation un rassemblement est organisé pour soutenir les camarades en garde à vue. On discute du déroulement de la manif, ce qu’on aurait pu faire pour avoir un cortège plus soudé et mobile à la fois, et peut-être éviter les interpellations. Il y a pas mal d’idées et de réflexions intéressantes. On discute aussi du contexte politique plus global, des luttes à soutenir, des leçons tenues des derniers événements. On se rend compte qu’on partage pas mal de constats, et les éléments de désaccord nourrissent des débats stimulants plutôt que des disputes. On propose de se revoir. Peu à peu germe l’idée de créer un groupe pour mettre nos réflexions à l’épreuve du réel.
De groupe à alliance
Le groupe a pris beaucoup d’ampleur depuis ses débuts. Maintenant une cinquantaine de membres, plusieurs tendances ont émergées, envies de poursuivre dans des voies différentes. Cette pluralité a amené à des débats et actions pertinentes. Mais à présent elles arrivent à un stade où elles se limitent les unes les autres dans leurs volontés d’expérimentation. Il n’y a pas d’action commune sans un grand nombre de compromis des différents bords, pour un résultat souvent peu satisfaisant. Bref, on s’aime bien mais on se gêne. Alors on décide d’espacer les réunions pour laisser la liberté aux différentes tendances d’explorer chacune en autonomie, en plus petits groupes, tout en se laissant l’occasion de se retrouver de temps à autre pour échanger sur nos avancées, partager nos nouvelles expériences et pourquoi pas élaborer une action commune, cette fois non pas parce qu’on s’oblige à tout faire ensemble, mais parce qu’une évidence commune a émergée.
D’alliance à événement
Lors d’un mouvement social de grande ampleur l’alliance a nourri de nombreuses rencontres, partages de savoirs, débats stratégiques et actions. Les différentes fractions du mouvement ontstimulantes appris à se connaître et maintiennent des liens qui ne dépendent plus de cet espace autrefois central. Les actions précédentes organisées par l’alliance donnent une bonne idée de ce qu’on peut faire ou non ensemble. Ainsi pour se coordonner les groupes échangent directement entre eux. Ils sont suffisamment autonomes pour organiser leurs propres actions et le rapport de force à notre avantage nous dispense d’avoir à gonfler plus ou moins artificiellement notre nombre dans de grandes assemblées. Aussi, il y a suffisamment d’espaces rejoignables en parallèle comme portes d’entrée dans l’organisation. À présent l’évidence stratégique est d’étaler le théâtre de la lutte. Au lieu de mettre l’essentiel de notre énergie dans des actions communes mener nos interventions de façons séparée, tout en comptant les un.e.s sur les autres pour s’épauler en cas de besoin.
D’événement à alliance
La mobilisation emporte de nombreuses fractions sociales, les appels unitaires sont massifs, mais on est frappé.e.s par la pauvreté du rapport de force et le manque d’actions en parallèle, que ce soit pour s’attaquer aux infrastructures du pouvoir ou commencer à installer des alternatives à son hégémonie. Les appels unitaires sont puissants mais pas des occasions idéales pour se rencontrer. Il y a comme un vaste potentiel de croisements et synergies inexploré. Alors sont organisés des moments de discussion, d’organisation ou festifs, en dehors des manifs devenues redondantes, où l’on tracte ces invitations à de nouvelles perspectives. C’est aussi l’occasion de se remonter le moral face à l’escalade répressive.
D’alliance à groupe
C’est la fin du mouvement social, l’assemblée de ses différentes fractions se vide et celle-ci sera probablement la dernière. Elle ne réunit qu’une trentaine de personnes, parmi les plus déterminées de la séquence. La possibilité d’une action ambitieuse est écartée et la discussion prend l’allure d’un bilan. L’échange n’est pas pour autant morose. On tire des leçons pour les futurs mouvements. On est surpris.e.s d’entendre autant de remarques qu’on ne s’étaient formulées qu’à nous-mêmes. Malgré la pluralité de la composition présente il y a un certain consensus qui se dessine sur la suite logique. Il n’y aura pas de nouvelle assemblée de lutte annoncée publiquement mais on s’est proposé de se retrouver entre nous dès la semaine suivante pour continuer de creuser les pistes de réflexions entamées ici.
De groupe à événement
On se lasse des allers-retours entre réunion et intervention. Nous savons si bien composer ensemble que nous n’avons plus besoin de se fixer des formalités, un cadre, ou un rythme. On est presque plus efficaces sans anticipation. Certes, c’est bien le cadre qui nous a permis d’atteindre ce degré de symbiose, mais il nous a également appris à nous passer de lui, ce ne serait pas abandon de le quitter. Ce n’est pas une dissolution mais bien un événement, une meute lâchée sur le calme trop sage des quotidiens qui nous entourent.
Libérer l’incertain
On ne représente pas, on engendre et on parcourt.
Deleuze et Guattari, Mille Plateaux – Traité de nomadologie : la machine de guerre
Quand on nous demande à nous révolutionnaires ce que l’on souhaite pour l’avenir on peine souvent à formuler une réponse claire. Tour à tour ce seront des valeurs a priori universelles comme la liberté, l’égalité ou encore l’amour pour faire consensuel.
Mais aucune de ces réponses n’est satisfaisante, on a toujours le sentiment de ne pas avoir tout dit, d’avoir dit quelque chose de travers, et parfois même de s’être trahi.e, mais pourquoi ? Pourquoi ne pas l’avoir simplement dit ?
Car si l’on se penche vers ce puits sans fond de nos désirs on y voit un chaos de visages, sons et couleurs ; aux ondulations irisées, comme flottantes dans un espace aux frontières floues et sans temporalité définie, qu’aucune réponse ne peut cerner. On répond liberté de par l’agitation des formes. On répond égalité car toutes choses semblent comprises sans que l’une ait un ascendant sur les autres. On répond amour de par l’ambiance chaleureuse qui s’en dégage.
On n’ose pas répondre que cette image est floue bien qu’on la désire ardemment.
Peut-être sommes-nous révolutionnaires de ne jamais parvenir à détâcher notre regard de ce tableau vivant intérieur, et de nous efforcer de le projeter devant nous, quoi qu’il en coûte.
Plus l’on y creuse profondément moins il est probable que le jeu des couleurs s’aligne sur les rêves fades des régimes de pouvoir. C’est pourquoi les libérer, les laisser orienter nos actes, est un enjeu concret du devenir révolutionnaire. Faisons bon usage de cette boussole à l’aiguille folle – qui ne s’arrêtera jamais sur un Nord – vissée pour toujours en chacun.e de nous.
À la fin on est las de cette pudeur révolutionnaire. Assumons de rechercher dans la révolution cette aventure. Ne nous obligeons pas à donner une allure présentable à nos rêves agités, à donner forme à l’informe, un décodage intelligible de l’indicible. Nous risquerions de ne pas nous reconnaître.
SYMBOLIQUE DU CAMP
Les systèmes stellaires finissent, puis recommencent avec des éléments semblables associés par d’autres alliances, reproduction infatigable d’exemplaires pareils puisés dans des débris différents. C’est une alternance, un échange perpétuels de renaissances par transformation.
Auguste Blanqui, L’éternité par les astres
Un astérisme (⁂) est une figure formée dans le ciel par un ensemble d’étoiles indépendantes. Contrairement aux constellations – qui sont officiellement approuvées par l’Union Astronomique Internationale – les astérismes ne sont pas figés, et désignent plus généralement toute forme que l’on trace avec les étoiles.
L’astérisme fait écho au libre jeu des liens et des formes au sein du Camp, qui est une structure bien que ses unités soient autonomes les unes par rapport aux autres.
Dans son agencement en triangle il peut faire penser au “mort aux vaches” (∴), une insulte adressée aux forces de l’ordre. Les excroissances du ⁂ signaleraient une volonté de structurer nos forces pour que notre opposition au pouvoir aille au-delà de la simple posture.
Mais au-delà de sa signification, ce symbole a un intérêt performatif. Par son côté vaguement cryptique – notamment en couverture d’un texte sans plus d’indice quant au contenu – il interpelle cette part de soi rêvassant d’un ailleurs ou de quoi que soit d’inattendu ou autre. Plutôt que d’appeler à nous rejoindre par l’indignation, la culpabilisation ou encore la noblesse de la cause ; éveillons la curiosité, les désirs et le sens de l’aventure en chacun.e de nous.
Un appel au large.
On ne se préoccupe pas ici des définitions classiques de parti, plateforme et conspiration. Les tendances présentées ici (qui ne se revendiquent pas nécessairement de ces étiquettes) sont plutôt issues de l’expérience-même de l’organisation. ↩︎
Une raison souvent invoquée est que ces sujets sont complexes et excluants pour les personnes ayant moins de connaissances que les autres ou se sentant moins légitimes à donner leur position. D’une part c’est assumer que seule une poignée de gens orientent le devenir du groupe, mais c’est aussi un peu prendre le problème à l’envers. Pour le résoudre, il faut plutôt transmettre les savoirs permettant à chacun.e de se sentir en confiance pour débattre de ces sujets essentiels. ↩︎
La scission et la dissolution sont tout de même moins probables au sein du Camp. Car si la contradiction a lieu régulièrement, il est peu probable qu’elle ait laissé insoupçonnées des fractures aussi profondes. Elles résultent plutôt de cadres qui, ayant longtemps mis de côté ses potentielles discordes, se trouvent à un moment donné obligés d’y faire face tout d’un coup par la pression de leur accumulation. Un peu comme une bombe qui maintient séparées des substances ne faisant pas bon ménage ensemble, la moindre étincelle ou choc suffit à déclencher une réaction entre elles et l’explosion. Pour filer la métaphore le Camp – à son idéal – serait plutôt une sorte de soupe primordiale d’éléments qui réagissent, se divisent et fusionnent en continu dans un espace non segmenté. ↩︎
Il s’agit de prendre le problème au sérieux plutôt que de simplement rajouter des points sur une liste de revendications, ou bien d’assurer par tous les moyens possibles une coexistence sans vagues, comme une action tour à tour d’un combat ou d’un autre pour contenter tout le monde. ↩︎
Aussi tout sujet clivant n’aboutit pas à un clivage. Il appartient à chacun.e de décider si la nouvelle trajectoire s’éloigne de trop ou non de ses orientations singulières. ↩︎